La glissade sémantique

Tout a commencé à la gare d’Angers St Laud. Au détour d’un escalier, je lève distraitement la tête et m’aperçois que j’entre dans un espace vidéo-protégé. La SNCF a donc entrepris de me materner, moi, Tonton Albert, qui n’ai rien demandé.

J’en étais resté à une banale vidéo-surveillance – par essence, quelque peu orwellienne -, et là, je découvre la « vidéo-protection », façon mère-poule veillant sur ses poussins. Comme c’est émouvant.

Allez savoir pourquoi, je me suis dit que cet accommodement avec le vocabulaire ne constituait sans doute pas un cas isolé. Et j’ai rapidement constaté combien de nos jours, le glissement sémantique avait le vent en poupe. Devant l’ampleur du phénomène – les divers exemples que je vais dérouler aujourd’hui vous en donneront une idée – je pense que l’on peut même parler…de « glissade sémantique ».

Prenons un mot pas totalement au hasard, celui de « rentier ». Pas très engageant, n’est-ce pas ? Comme dirait Beaumarchais, « rentier » ça évoque ceux qui ne se sont donné que la peine de naître. Maintenant, remplacez ce terme peu élogieux par celui d’actionnaire. Ça a tout de suite plus d’allure, non ? On n’est plus du tout dans la représentation de la grosse feignasse qui se prélasse au bord de sa piscine en sirotant des mojitos. Un actionnaire, on a l’impression que ça bosse ! Bon, c’est surtout actif en matière de fraude fiscale.

Pardon ?… Oui, je sais, il est de bon ton de parler désormais « d’optimisation fiscale », et pas de « fraude ». En plus, « optimisation », ça fait songer aux sportifs qui cherchent toujours à se surpasser…

Il y a un autre terme qui fait florès depuis quelque temps, c’est celui de « migrant ». Car ces gens qui au péril de leur vie, traversent des continents, des mers, fuyant les guerres, les viols, les famines et un inépuisable cortège d’horreurs, ne sont plus des réfugié(e)s. Du tout. « Réfugiés » laisserait entendre qu’ils n’ont pas choisi de vivre les calamités qui les accablent, et qu’en conséquence, en vertu de la compassion que nous sommes censés éprouver pour nos semblables noyés dans la détresse, nous devrions faire le maximum pour les tirer de ce mauvais pas. Tandis qu’avec le terme de « migrants », l’on est simplement face à de vagues nomades, voire des touristes un peu désargenté(e)s. Et puis, « migrants », ça veut surtout dire qu’ils ne vont pas s’incruster devant nos paillassons. Ils s’arrêteront un temps, puis repartiront. Comme les hirondelles, en somme ! De quoi rassurer jusqu’aux plus xénophobes de nos compatriotes.

L’on a cru pendant longtemps que les abus de langage et autres escroqueries verbales étaient le monopole de feue l’Union Soviétique. Il est sûr qu’appeler « Pravda » – littéralement « la vérité » – la feuille de chou de M. Staline mettait la barre assez haut. L’on s’aperçoit aujourd’hui que les héritiers de Mme Thatcher ne sont pas en reste en matière de novlangue et de bricolages sémantiques. C’est ainsi que le capitalisme s’est dissous (et dix sous pour le capitalisme, c’est vraiment pas cher !) dans le libéralisme.

« Capitalisme », ça faisait grippe-sou égoiste, tandis que « libéralisme », ça chante le doux nom de liberté. Et personne ne s’aventurera sur cette pente suicidaire qui consisterait à s’opposer à la liberté. En bref, avec un anodin tour de passe-passe, la messe était dite. Dans la foulée, les régressions sociales ont été métamorphosées en « réformes courageuses », et l’aide apportée à son prochain est devenu du « délit de solidarité ».

Ces méthodes destinées à nous faire gober des couleuvres épaisses comme un biceps d’haltérophile sont évidemment issues de cette ineptie de marketing que d’aucuns érigent au rang de science. J’ose espérer que ces travestissements de la langue portés par des marchands d’aspirateurs finissent par donner des boutons à d’autres que moi. N’oublions pas qu’appeler un chat un chat, est souvent salutaire, même si cela ne fait pas plaisir à tout le monde.

Quelque chose me dit aussi que les escrocs du verbe ne sont pas nés d’hier. Et je serais prêt à parier que jadis quelque nobliau partant pour la croisade présentant à sa moitié, la ceinture de chasteté dont il comptait l’affubler, avait dû lui annoncer que cet instrument bizarre n’était jamais… qu’une ceinture de sécurité !

La version écoutable de cette chronique, c’est bien évidemment sur Radio G !

Et en bonus à cette chronique, un absolu incontournable : la pédagogie revigorante de Franck Lepage !

 

 

2 commentaires sur « La glissade sémantique »

  1. ♥ pour ce texte que je n’avais pas lu.
    Et la pente est de plus en plus abrupte… La glissade de plus en plus rapide et dangereuse…

  2. Merci Albert pour cette « glissade sémantique » qui en dit long sur notre société !!!
    Quant à la vidéo de Franck Lepage, qui pourrait s’intituler « parler pour ne rien dire », nous applaudissons et en redemandons 🙂

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