P comme porcelaine

Il était parti. Il avait claqué la porte. Sans se retourner. Parce que la réaction de sa chérie lui avait semblé démesurée. Sinon outrancière. Bon, d’accord, il l’avait cassée, cette tasse. Elle s’était brisée au sol. Il avait bien tenté de la rattraper quand il l’avait vue tomber de la table encore encombrée des reliefs du petit déjeuner, mais en vain. Un fracas coupable avait résonné dans la cuisine. La rencontre « carrelage versus porcelaine » s’était soldée par une défaite sans appel de cette dernière. La victime gisait dans une mare de thé noir aromatisé à la cannelle. Si ce n’était les pois multicolores qui la décoraient, elle avait désormais une apparence de vestige archéologique.

  • Je suis désolé. Je suis vraiment maladroit. Je vais ramasser…

  • Tu ne touches pas à ça !…

Le ton s’était fait péremptoire, quasi menaçant. Pourtant, il avait tenté d’argumenter :

  • Voyons, c’est à moi de nettoyer, non ?

  • Tu crois sans doute que c’est en nettoyant que ça va réparer la tasse ?

    Elle est fichue, tu le vois bien, et j’y tenais énormément. Une pièce unique… et voilà le travail !…

  • Je te dis que je suis désolé. Je vais…

  • Tu ne vas rien du tout. Tu m’agaces à la fin à être aussi maladroit. C’est simple, tu as tout du pauvre type !…

La sentence était tombée. Et elle avait créé en lui un vacarme largement comparable à celui de l’éclatement tout frais de la tasse sur le sol. Du statut d’amant adulé que sa belle embrassait à pleine bouche quelques minutes auparavant, il était passé à celui de parfait abruti, de gêneur archétypal. Le coup porté était rude et présageait probablement d’une nouvelle distribution de gracieusetés dont sa belle avait le secret. Pour bien lui montrer qu’il revendiquait cependant haut et fort une certaine forme de stupidité, il avait ajouté :

  • En même temps, ce n’est qu’une tasse. Jolie certes, mais ce n’est pas une potiche Ming, quand même !…

  • Alors, selon toi, on peut tout casser ici de l’instant que ça ne coûte pas un bras !

C’était cette formule à l’emporte-pièce qui l’avait achevé. Après tout, c’était parce qu’ils s’embrassaient goulûment sur cette chaise un peu bancale – elle assise à califourchon sur lui – et qu’elle avait guidé sa main sous les pans de son peignoir qu’ils en étaient arrivés là. Un frisson de plaisir l’avait parcourue quand il lui avait frôlé le sein gauche. Elle s’était agrippée à lui davantage. Il avait été légèrement déséquilibré, s’était rattrapé au bord de la table envoyant valser la tasse. Un dégât collatéral, selon la terminologie en vigueur depuis quelque temps dans les médias. Ils auraient pu en rire, mais l’incident n’était vraiment pas du goût de sa belle.

L’échange de salives en était resté là. Le prélude amoureux avait été remisé au placard, et le curseur s’était déplacé bien vite sur la position querelle.

  • Tout casser ici tant que ça ne coûte pas un bras… »

La phrase revenait dans sa tête. Encore et encore. Il lui adjoignait aussi le tranchant « Pauvre type ! » qui équivalait à une gifle mémorable. Elles y creusaient leur trou de vexation et finiraient par percer une profonde tranchée de rancœur. Et elles cognaient toutes deux, la formule et l’insulte, obstinées, sous son crâne. De véniel, le péché était devenu capital aux yeux de son aimée. Avant que les invectives n’enflent encore davantage et n’atteignent des sommets himalayens, il était sorti, les plantant là toutes les deux. Elle et son irritabilité.

Il s’était retrouvé à bougonner dehors, maudissant pêle-mêle la fragilité de la porcelaine et les sautes d’humeur de sa dulcinée. Il se répétait que la situation était ridicule, mais paradoxalement, il voyait mal comment encaisser sereinement un reproche qu’il n’estimait que partiellement fondé. De plus, il n’était pas très doué pour les réconciliations. Il cherchait pourtant en lui les ressources qui lui auraient permis d’entamer le processus salvateur, des ressources qui lui faisaient cruellement défaut. Et comme il ne savait ni quoi dire de bien malin, ni quelle attitude adopter, il s’était réfugié dans un silence de fuite. Il n’avait pas osé – voire souhaité – revenir sur ses pas. Et broyant du noir, il avait temporairement déserté le domicile de son amour pour errer dans la ville en quête d’une solution, d’une idée susceptible de débloquer la situation.

Elle lui était apparue à la devanture d’un fleuriste. Il avait promptement composé un bouquet, jouant avec le ton pastel des lys et des renoncules tout en leur incorporant le contraste éclatant de trois roses rouges. Il n’avait plus qu’à avancer à couvert derrière son bouclier fleuri pour apaiser le courroux féminin. Et puis, il s’était ravisé, ou plutôt avait complété sa stratégie. Il était certes retourné devant le seuil de son aimée, mais seulement au beau milieu de la nuit, y avait déposé le bouquet et était reparti chez lui. Il avait juste placé parmi les fleurs un petit mot laconique : Pardon, ma belle. »

Ce fut le lendemain midi qu’il avait récolté les fruits de sa nocturne expédition florale. Alors qu’il achetait sur le marché hebdomadaire de quoi se préparer un sandwich pour son déjeuner, un inconnu s’était approché de lui. D’un air passablement gauche, l’homme – un quadragénaire précocement grisonnant armé d’un panier à provisions duquel débordait une botte de poireaux – l’avait abordé avec des propos quelque peu sibyllins :

  • On m’a chargé de vous remettre ce papier. »

Sa mission accomplie, le gars était reparti s’escortant d’un sourire emprunté. Il avait manifestement accepté de jouer un rôle de comparse dans un scénario qui lui échappait totalement.

Interloqué, il avait déplié le papier pour y découvrir l’écriture inimitable de sa bien-aimée. Le mot disait ceci :

– Si je ne t’étreins pas, Mon Amour, dans la minute qui suit la réception de ce message, je crains bien de mourir sur le champ. »

Il avait levé les yeux pour la trouver plantée devant lui, apaisée, rayonnante, avec aux lèvres le plus désarmant des sourires. Avant qu’il n’ait eu le temps d’articuler le moindre mot, elle s’était lovée dans ses bras. Il l’avait serrée contre lui, comme s’il avait redouté qu’elle ne s’envolât soudainement. Il avait respiré ses cheveux pour se convaincre que c’était bien elle. Avait assuré davantage encore son étreinte, comme un alpiniste l’aurait fait d’une position hasardeuse à flanc de paroi. Puis, il avait entrepris de lui relever les cheveux afin de dégager sa nuque et d’y déposer son offrande de baisers électrisants. Elle s’était cramponnée à lui, comme si elle avait voulu se fondre en ce corps qui délivrait et recevait du pardon. Ils étaient restés ainsi soudés, sous l’œil attendri des badauds. Interminablement.

Un toussotement d’impatience les avait toutefois ramenés à la réalité. Non, décidément, les amoureux n’étaient pas seuls au monde… Il leur fallait accepter que parfois, un charcutier pût trouver le temps long rivé à sa trancheuse à jambon. Du jambon premier choix que le bougre eût bien aimé débiter pour chacun de ses clients, en un temps n’atteignant pas la demi-heure. Pour prix de son attente, il avait acheté au disciple de St Antoine de quoi faire le bonheur d’un Pantagruel. Un festin qu’ils étaient partis déguster tous deux, dans le jardin public voisin…

                                                                           Suite & fin prochainement…

2 commentaires sur « P comme porcelaine »

  1. Inévitablement le bouquet de fleurs a effacé la phrase fatidique prononcée par cette « belle ».
    J’aurais conseillé à cet amant de passage de fuir cet amour éphémère, au lieu de déserter temporairement le domicile et d’errer en quête d’une solution qui, il va de soit, ne pourra perdurer !

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