Attention, chères lectrices, chers lecteurs, je vais vous demander beaucoup. Non, rassurez-vous, je ne m’apprête point à vous rançonner, à vous racketter au détour des pages de ce site. Je vous demande juste de faire preuve d’un peu – ou plutôt de « beaucoup » – d’imagination, avant d’aborder ce texte. Oui, imaginez un seul instant, que vous ne vivez plus au pays de Voltaire, mais que vous voici résident(e) d’une république bananière. Je vous l’accorde, l’exercice est difficile, tellement notre beau pays tout de tricolore vêtu, s’avère une référence absolue au niveau mondial, en matière de respect des droits humains et de liberté d’expression. Jamais une mesure gouvernementale rétrograde ! Le souvenir cuisant de Vichy est encore présent dans toutes les mémoires, et rend un tel risque illusoire !…. Notre magnifique triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité » jamais ne sera écorné. Les hommes et les femmes qui nous gouvernent, toutes et tous pétri(e)s des plus sincères intentions à l’égard du plus grand nombre, jamais ne dérogeront à cette somptueuse devise. Il n’est pas né, croyez-moi, l’obscur bureaucrate planqué dans un quelconque ministère qui s’en viendra rogner sur nos libertés. Le rond-de-cuir qui osera prétendre que les intérêts de quelques un(e)s prévalent sur ceux de tou(te)s les autres. L’improbable sous-secrétaire d’état faisant l’apologie du chacun(e) pour soi, remettant ainsi en cause les fondements de la vie en société… Allons, un peu de sérieux !
Ceci étant précisé, imaginez tout de même que dans ce pays totalement invraisemblable, une loi soit votée par des députés godillots afin de préserver l’impunité des policiers lorsque ceux-ci adoptent, dans l’exercice de leurs fonctions, des comportements déontologiquement contestables. Je vous laisse savourer l’euphémisme. Donc, des « comportements contestables », du moins, au sein d’une démocratie. Dans le cas d’une république bananière, évidemment la question ne se poserait pas. Et le débat serait clos avant même d’avoir été ouvert. Car même si les bananes comme les républicains croient dur comme fer en leur régime, la comparaison entre les deux s’arrête là.
Alors, puisque nous nageons dans l’impensable, sinon dans le hautement chimérique, poussons le bouchon encore plus loin, et pénétrons dans le bureau du ministre de l’intérieur – le chef suprême de la Police, quoi ! – pour écouter ce qu’il a à dire aux quatre policiers qu’il a convoqués. Quatre policiers bêtement surpris à « corriger » un citoyen, via l’enregistrement d’une caméra de surveillance. Oui, l’une de ces caméras dont je disais le plus grand mal ici. Approchons discrètement et ouvrons nos pavillons auriculaires…
Le ministre : – Messieurs, je ne vous félicite pas !
Convergence de regards des policiers vers leurs chausses – des croquenots réglementaires assez éloignés de l’idée que l’on peut se faire d’une paire de charentaises. Le ministre poursuit, pas mécontent de son entrée en matière, nonobstant son classicisme passablement convenu.
Le ministre (s’emparant d’un stylo-plume hors de prix et le manipulant nerveusement):
– Qu’est-ce qui vous a pris de rouer ce type de coups ?
Devant le mutisme persistant des quatre fonctionnaires (oui, il s’agit de fonctionnaires, et non des membres d’une milice recrutés à la va-vite), le ministre hausse le ton et repose son stylo-plume sans ménagement sur son bureau en acajou massif.
Le ministre :
– Vous n’allez quand même pas me faire croire qu’il vous a agressés et que vous vous êtes mis à quatre pour exercer votre droit à la légitime défense ?
L’un des quatre contemplateurs de Rangers lève timidement la main.
Premier policier : A seulement trois, Monsieur le Ministre. Moi, je ne suis arrivé qu’à la fin. Je ne l’ai pas frappé ce gus. J’ai juste balancé une grenade dans son bureau. C’est tout.
Le ministre (tout en tentant de maîtriser son agacement) :
– Je vous remercie de cette précision… qui, en effet, méritait d’être portée à ma connaissance.
Prenant soudain conscience qu’un dialogue est possible, un second policier intervient dans la conversation.
Second policier : Et puis, il faut quand même dire qu’il était noir !
Le ministre : Vous voulez dire que c’était la nuit et qu’il faisait noir ?…
Second policier :
– Négatif, Monsieur le ministre. je veux dire que le gars-là qui nous a causé tous ces ennuis, eh bien, il était noir, quoi !..
Le ministre : Et donc ?…
Second policier : Eh bien, il pouvait être dangereux !
Le ministre : Parce qu’il était noir ?…
Second policier : Affirmatif, Monsieur le Ministre. Tout ce qui est noir est suspect.
Un troisième policier lassé d’avoir le regard rivé au sol et craignant sans doute l’arrivée imminente d’un torticolis, intervient à son tour.
Troisième policier : C’est ce qu’on nous apprend à l’Ecole de Police.
Un tantinet médusé, le ministre observe devant lui trois visages qui opinent du chef en silence. L’image de ces figurines représentant un chien dodelinant de la tête et censées décorer la plage arrière des voitures de ces petits vieux d’autrefois s’invite fugacement dans la mémoire du ministre. Il laisse échapper une pointe d’ironie.
Le ministre : Et j’imagine que vous êtes tous les quatre de bons élèves…
Le quatrième policier qui n’avait encore rien dit s’empresse de rebondir sur les propos du ministre.
Quatrième policier (fièrement) : Nous étions parmi les meilleurs !
Le ministre (murmurant entre ses dents) : Je n’ose pas imaginer le niveau des autres…
Il déroule ensuite à haute voix à l’attention des quatre hommes convoqués, un autre aspect qui l’interroge dans cette affaire.
Le ministre :
– Donc, si je reprends depuis le début, vous avez frappé cet homme parce qu’il risquait d’être dangereux, c’est bien ça ?…
Trois policiers sur les quatre répondent à l’unisson.
Les trois policiers : Tout à fait, Monsieur le Ministre !
Avant que le quatrième n’ait exprimé sa réserve sur la thèse avancée, le ministre le devance.
Le ministre :
– Sauf vous, bien entendu. Vous vous êtes contenté de lancer une grenade, histoire de l’aider à ranger son bureau…
Le quatrième policier – qui, si vous avez bien suivi, est en fait le premier dans ce récit – retourne penaud à la contemplation de ses tatanes réglementaires. Le ministre poursuit, satisfait d’avoir tancé ses troupes sans en avoir l’air. Le genre « main de fer dans un gant de velours… ou l’inverse », voire pour les shakespeariens, the way « Who is the boss ?! ».
Le ministre :
– Vous appliquez, en quelque sorte, les consignes visant à prévenir la délinquance. En cognant les premiers, vous êtes sûrs de maîtriser la situation. Je me trompe ?…
Le second policier qui s’est un peu imposé en leader du quatuor, confirme.
Second policier :
– Oui, c’est ça, Monsieur le Ministre. Nous faisons de la prévention. On nous reproche trop souvent d’arriver trop tard, alors maintenant, on ante… on anto…
Le ministre : Vous anticipez !
Second policier : C’est ça, comme vous dîtes, on anticipe.
Le ministre (songeur): En somme, c’est comme aux échecs, les blancs ont un coup d’avance sur les noirs…
Ne sachant pas vraiment comment interpréter le propos de leur supérieur suprême, les policiers échangent des regards chargés d’interrogation. C’est alors que le ministre frappe violemment du plat de la main sur son beau bureau en acajou massif, qui pourtant ne lui a rien fait.
Le ministre :
– Mais alors si vous avez frappé les premiers, comment expliquez-vous votre déclaration commune attestant que c’est lui qui vous avait agressés ? Est-ce que la notion de faux en écriture est un délit qui vous parle ?
Second policier (penaud) : C’est vrai, Monsieur le ministre… Nous n’avons jamais été très bons en écriture…
Souhaitant apporter de l’eau au moulin de son collègue, le quatrième policier complète.
Quatrième policier :
– Et aucun de nous trois, d’ailleurs ! Je peux vous le confirmer. C’est compliqué, l’écriture. Nous, notre truc, c’est l’action.
Les trois autres s’improvisent en un chœur antique pour que le message soit parfaitement assimilé.
Les trois policiers : Oui, notre truc à nous, c’est l’action.
Le ministre appuie son front fermement entre ses mains, il inspire bruyamment de longues secondes avant de lâcher d’un ton quelque peu amer.
Le ministre :
– Vous savez, Messieurs, dans certaines démocraties, ce genre de plaisanterie – car c’est bien sûr une blague de collégiens, cette histoire de fausse déclaration, n’est-ce pas ? – peut coûter sa place au ministre de la police ! Vous imaginez ?
Le premier policier intervient aussitôt.
Premier policier : Heureusement que nous ne vivons pas dans un tel pays !
Le ministre : Je ne vous le fais pas dire…
Au fond de lui, il songe qu’avec les casseroles qu’il a accumulées antérieurement à sa nomination, ce n’était franchement pas la peine d’en rajouter. Toujours perturbé à l’idée que la fausse note de ce quartet pourrait lui faire perdre son maroquin, il continue de dérouler le fond de sa pensée.
Le ministre :
– Il ne vous aura sans doute pas échappé, Messieurs, que le Gouvernement a fait voter par le Parlement, un texte de loi vous mettant à l’abri de ces petits fouineurs qui ne font qu’à vous importuner, dès que vous sortez la moindre matraque… Ceux qui se prennent pour des cinéastes, juste parce qu’ils possèdent un téléphone portable, en seront désormais pour leurs frais. Je ne vous apprends rien, il me semble ?…
Les quatre policiers reprennent à l’unisson le hochement de tête déjà observé par le ministre. Ce dernier marque un temps avant de lâcher presque en aboyant.
Le ministre :
– Alors dans ce cas, qu’est-ce qui vous a pris de tabasser ce type ?! On vous prépare des lois taillées sur mesures et vous vous faîtes prendre les deux mains dans le pot de confiture ! Vous croyez que c’est facile à gérer, tous ces gens qui craignent pour leurs libertés, et qui ne se privent pas d’en faire part aux médias ?… On essaie de vous protéger des regards indiscrets, et tout ce que vous trouvez à faire, c’est de vous précipiter devant la première caméra venue pour vous livrer à je ne sais quelle expédition punitive ! Vous savez ce que ça veut dire le mot « contre-productif » ?…
Les policiers rentrent la tête dans leurs épaules – façon « tortue en quête de jours meilleurs ». Tandis que le ministre reprend son souffle, le second policier s’avance pour tenter d’endiguer le courroux ministériel.
Second policier :
– On est désolés, Monsieur le Ministre. C’est pas qu’on voulait vous mettre en difficulté, vous et tous ces gentils députés qui pensent à nous. Mais, c’est l’instinct, quoi ! On est un peu comme des chasseurs, voyez-vous ! Les suspects, on n’aime pas ça, alors quand on en tient un, on lui fait passer un sacré quart d’heure.
Les trois autres manifestent leur approbation par des murmures appuyés. Encouragé par ses comparses, le second policier en rajoute une épaisseur.
Second policier :
– Et puis, on ne savait pas qu’il y avait une caméra de surveillance… Sinon, évidemment, on l’aurait neutralisée. La caméra, je veux dire, pas le gars qui nous a fait tous ces ennuis. Lui, on l’a eu quand même, remarquez… Voilà, Monsieur le Ministre.
Le second policier sourit béatement à son ministre. Au fond de lui, il l’admire, parce qu’il est fringant dans son costume chic, parce qu’il ne se laisse pas faire par les gonzesses, et parce que ce n’est pas tous les jours que quelqu’un d’important vous comprend jusqu’à excuser tous vos caprices. Bref, le « premier flic du pays », comme on dit, eh bien, c’est une icône. Une icône qui du reste a amorcé sur son visage, un fulgurant changement de couleur. Le rouge sanguin a laissé le champ libre au blanc cadavérique. Pendant quelques interminables secondes. Puis, le rouge sanguin a refait surface pour virer enfin à un violacé soutenu. Le ministre tente de prononcer une phrase, il déglutit péniblement avant d’extraire de sa bouche un son de ténèbres qui mute très vite en explosion.
Le ministre :
– Dehors ! Fichez-moi le camp, tous les quatre ! DEHORS ! je vous dis. Disparaissez, ou je vous fais muter au fin fond de l’Antarctique ! Là-bas, vous risquez d’attendre un moment avant d’assommer quelqu’un. Mais vous pourrez toujours vous entraîner sur les pingouins, pour ne pas perdre la main.
Les quatre policiers en chœur : Mais, Monsieur le Ministre…
Le ministre (hors de lui) : DEHOOOOORS !…
Les policiers sortent en se faisant plus discrets encore que des suspects recherchés par Interpol. Le second policier referme la porte sans bruit derrière eux. Demeuré seul, le ministre se met à soliloquer, agité de tremblements nerveux.
Le ministre :
– Finalement, c’est peut-être risqué, la mutation dans l’Antarctique. Ces oiseaux-là seraient bien capables de passer à tabac une otarie pour lui faire avouer qu’elle a volé ses nageoires à la Petite Sirène, et de se faire repérer par Greenpeace. Je suis fatigué, moi. Mais fatigué…
Evidemment, comme je vous l’annonçais en préambule, tout ceci est pure fiction. En aucun cas, un gouvernement démocratiquement élu ne se permettrait ce genre de dérive. Au pays des Droits de l’Homme, la police est – et restera à jamais – au service de la population. La police ne peut pas se métamorphoser en une sorte de milice soucieuse d’en découdre avec les citoyen(ne)s à la première occasion. Non, pas en France. Ailleurs, tant que vous voulez, mais pas chez nous. Et puis, dans un état démocratique, la police demeure aux ordres du gouvernement. Donc, pas de danger ! Comme si un gouvernement de démocrates pouvait se montrer tenté par l’autoritarisme ! Ce serait de la science-fiction. Non, mais, laissez-moi rire, un totalitarisme rampant enclenché par La République en Panne ? Comme si les libertés publiques étaient – voire risquaient d’être – menacées. Et pourquoi pas la mise en place d’un couvre-feu dès vingt heures et l’interdiction de se réunir, tant qu’on y est ! Allons !… Je pense avoir rassuré là jusqu’aux plus paranos d’entre vous.
Toutefois, j’en entends certain(e)s qui vont jusqu’à émettre une thèse encore plus fantaisiste. L’origine des violences policières – qui n’existent pas, comme chacun(e) le sait ! – pourrait ne pas venir du Gouvernement, mais des rangs de la Police. Certains éléments particulièrement « turbulents » – une sorte de Benalla Connection en quelque sorte – imposeraient leurs « méthodes ». Le corporatisme moutonnier (« on ne va pas se fâcher avec des collègues, même quand ils font n’importe quoi ! ») ferait le reste. Le métier étant difficile, si des dissensions se font jour, c’est la fin de tout ! Pourtant, j’ai entendu dire que dans un pays pas si différent du nôtre, des discours légèrement divergents émergent parfois.
Et donc, le Gouvernement (rappelez-vous que nous sommes dans une contrée parfaitement imaginaire) aurait en quelque sorte perdu le contrôle de sa police, et lui donnerait régulièrement des garanties, à coups de lois sécuritaires, pour qu’elle se tienne à peu près tranquille. Parce qu’il en aurait un peu la frousse, voyez-vous. Les policiers sont armés, ne l’oublions pas. D’ailleurs, un peu comme une autre catégorie de la population (toujours dans des pays totalement imaginaires cela s’entend !) : celle des chasseurs.
Oui, les chasseurs sont eux aussi armés. J’ai entendu dire que dans certains pays, qui ignorent jusqu’à la plus élémentaire notion d’égalité de traitement devant la loi, les chasseurs obtiennent tout ce qu’ils veulent. Chasser n’importe quoi, n’importe quand, et n’importe où, et abattre du randonneur sans sommation pour ne pas rentrer bredouille. Les porteurs de flingues ficheraient donc les chocottes à leurs concitoyen(ne)s avec la bénédiction du Gouvernement ? Heureusement que la survenue de tels comportements s’avère totalement improbable en France !
Merci pour toute cette pédagogie. Car, vois-tu, je n’ai jamais compris comment il pouvait être promulgué une loi pour empêcher de filmer un truc qui n’existe pas …. Cela ne ressemblerait pas un peu beaucoup à un aveu, c’t’affaire-là ?!