La première fois que j’ai vu Barbara, c’était l’un de ces matins de septembre qui s’en viennent tirer un trait sur presque trois mois de parenthèse estivale. Un moment suspendu, le temps reprend alors son cours. Les équations du second degré et l’imparfait du subjonctif remplacent, peu à peu, le souvenir des fêtes de villages et des parties de pêche au vairon.
Le rituel de la rentrée ne me faisait ni chaud ni froid. Il faut reconnaître que les déménagements incessants de mes parents ne m’incitaient guère à me lier avec quiconque. Dans le mauvais film de ma scolarité, la distribution changeait pratiquement chaque année.
Le lycée qui matérialiserait mon décor cette année-là paraissait avoir été jumelé avec son équivalent édifié au cœur de ce qui était pour quelque temps encore, le bloc soviétique. Même béton propice à la bonne humeur, même camaïeu de grisaille pour les coloris. J’ignore par quel miracle aucun buste de Staline n’en ornait la cour d’entrée. Pourquoi une telle atmosphère, quasi carcérale ? Sans doute, pour faciliter l’acquisition des savoirs qui me seraient dispensés ici ?… De chevronnés experts en matière d’architecture et de pédagogie avaient dû plancher sur le sujet et s’associer pour accoucher d’un tel chef-d’œuvre.
Soudain, l’omniprésente grisaille s’est étiolée. Une teinte dorée, pleine d’éclat, a débarqué. Une flamme pleine de vie est apparue, entre ces murs maussades, repoussant le morne, reléguant le morose au-delà des limites de cet établissement scolaire. Le cafard allait céder du terrain. Et si le cafard ne battait pas en retraite, au moins faudrait-il qu’il compose avec la lueur d’espoir imprévue que mon regard venait de croiser. Même les jours de pluie, le soleil ne ferait pas défaut dans ce lycée. Le soleil allait gambader durant toute une année, juché sur les épaules de la fille qui venait d’arriver. Une blonde comme on n’en voit qu’au cinéma, ou dans ces publicités pour de la crème solaire, se tenait là, dans la cour, un peu à l’écart des groupes d’élèves qui s’étaient constitués. Une abondante crinière mêlant de complexes nuances de doré la signalait. Bien sûr, il y avait d’autres blondes dans ce lycée. Toutes portaient des cheveux couleur de filasse terne, ou encore se donnaient des airs de stars pour cause de tignasse peroxydée. Aucune ne pouvait néanmoins rivaliser, par l’abondance ou la longueur de sa chevelure, avec la nouvelle arrivée.
Mes souvenirs de vacances champêtres étaient encore vifs, et je n’ai pas eu d’effort à faire pour songer aux champs de blés mûrs que la brise estivale se plait à chahuter. Juste avant la moisson. Chaque mouvement qu’accomplissait Barbara créait des ondulations flamboyantes, sensuelles, envoûtantes. Cette fille paraissait irréelle, tant paradoxalement elle était pleine de naturel. Elle passait régulièrement une main dans la descente de sa nuque et faisait remonter la masse soyeuse de ses cheveux, pour mieux la laisser retomber en cascade sur ses épaules. J’ignore si elle tuait le temps ainsi, ou si elle mettait en place une stratégie de séduction. Je crois que j’ai vu en elle la Lorelei chantée par Heinrich Heine. Cette fille-là était un appel à la poésie. Comme en plus sa silhouette était au moins aussi attirante que sa coiffure, tous les regards se sont tournés vers elle. Les garçons en se pourléchant leurs babines de fauves perpétuellement en rut ; les filles en s’efforçant fébriles, de lui détecter un improbable défaut physique.
Apparemment, personne ne la connaissait. Sans doute arrivait-elle comme moi d’une autre ville ? Dans ce cas, nous aurions au moins un point en commun… Elle n’est pas restée longtemps seule à se triturer les cheveux. Deux ou trois gaillards qui se croyaient irrésistibles se sont approchés d’elle. Très vite, d’autres encore ont rappliqué. Tous les bourdons du coin se tenaient bientôt prêts à la butiner. Elle les a regardés, amusée. Encore inconnue dix minutes plus tôt, elle était en passe de devenir une célébrité à l’échelle de notre blockhaus scolaire.
Elle semblait plus mûre que la plupart d’entre nous. Elle donnait l’impression d’avoir vécu des expériences dont nous ne soupçonnions pas même l’existence. Son arrivée entrebâillait une porte vers un ailleurs autant mystérieux que fantasmé.
J’ai passé mon année scolaire à la dévorer du regard. Les principes de la thermodynamique comme les origines de la première guerre mondiale se frayaient, tant bien que mal, un passage jusqu’à mon cerveau accaparé par la belle Barbara. Je confesse que le plus souvent, je n’étais réceptif à rien d’autre qu’à ses innocents mouvements de crinière. Ou aux sourires qu’elle allumait ici ou là. Chacun de ses gestes faisait jaillir une étincelle et je m’embrasais. Comme de l’étoupe. Barbara avait tout du pyromane, et moi, j’étais la garrigue desséchée qui serait la proie des flammes.
Pour me préserver d’une combustion spontanée, je me tenais à l’écart. Barbara avait sa cour et s’en distrayait. Y avait-il un seul gars qui n’en pinçait pas pour cette blonde incendiaire ? Aussi, qu’aurais-je gagné à m’agglutiner au troupeau de bellâtres plus ou moins boutonneux qui se pressait autour d’elle, qui l’escortait dans tous ses déplacements ? Rien très probablement. J’aurais étoffé de ma modeste présence son cheptel d’admirateurs sans qu’elle ne me remarque. Je ne sais si nous nous sommes adressé la parole plus de vingt fois au cours de l’année…
Il y eut enfin ce dernier jour totalement irréel. Je savais que je fichais le camp de ce lycée. A nouveau, mes parents déménageaient pour une autre ville. Je ne remettrais plus les pieds dans ces bâtiments immondes où j’avais tenu un rôle d’ectoplasme. J’avais trop à y regretter. Je voulais oublier cette année-là jusque dans ses moindres détails. Mon salut reposerait sur mon aptitude à l’amnésie.
Alors, pour ce dernier jour, juste pour ne pas finir sur une note totalement chagrine, j’avais apporté ma guitare. Déjà à cette époque, je me débrouillais. Bien moins qu’aujourd’hui, c’est certain. Je ne gagnais pas encore chichement ma vie en jouant dans les bars. Je parvenais toutefois à faire illusion.
Je m’étais installé sur un banc, sous le soleil de juin. J’ai commencé à plaquer quelques accords sur cette guitare pourrie qui ne sonnait pourtant pas si mal, pour qui savait la mettre en valeur. J’alternais des attaques pleines de rage contenue et des approches plus douces, plus mélancoliques. Un type que je connaissais de vue s’est approché. Il a sorti un harmonica, et spontanément, nous avons improvisé. Nous avions le même répertoire. Nous avons massacré Clapton, Muddy Waters, les Allman Brothers. Les Stones aussi.
Les autres lycéens qui très vite se sont attroupés autour de nous, n’y ont vu que du feu. Ils en redemandaient. Barbara n’en perdait pas une miette. Pour une fois qu’elle n’était plus la vedette, elle n’en tenait pas rigueur aux deux gentils olibrius que nous étions. A chaque fin de morceau, les premiers applaudissements venaient d’elle. J’avais la plus belle claque dont un musicien puisse rêver. Sa présence me donnait des ailes. Ma main gauche volait sur le manche entre les frettes, tandis que je maltraitais les cordes de la droite, avec le médiator. Je passais mes accords sous les sifflets chaleureux de camarades qui la veille encore, m’ignoraient superbement. Mieux, je chantais de moins en moins faux. Voire, au bout du quatrième ou cinquième morceau, ma voix était devenue parfaitement convenable.
Une brunette plutôt jolie qui avait pris des cours de chant, vint s’associer à notre duo. Elle bougeait rudement bien, imprimant à son corps le rythme du blues. Un beau brin de voix dans un beau brin de fille. Elle me regardait sans arrêt. Moi, je me concentrais sur le manche de ma guitare, tandis que mon compère soufflait tout l’air de ses poumons à travers son ruine-babines. Il se donnait à fond. Ses joues étaient écarlates. Toutes les trois ou quatre mesures, j’allais chercher un sourire sur le visage illuminé de Barbara.
L’ambiance a continué d’enfler. A leur tour, quelques profs sont venus nous écouter. Très vite, nous les avons vus battre la mesure du pied. J’ai échangé des regards complices avec mes deux acolytes ; nous baignions dans la félicité.
Et puis l’un des profs a invité Barbara à danser. Comme ça, simplement. Elle a écarté les mains comme pour dire « après tout, pourquoi pas ?! », et elle a offert une véritable représentation à tous ses admirateurs. Elle a virevolté sur « Sweet home Chicago » avec force mouvements de crinière, enchaînant avec son partenaire des passes à la limite de l’acrobatie. Elle dansait à la perfection. Son déhanchement était ensorcelant et a déclenché un véritable délire proche de l’hystérie.
Pour rien au monde, je ne voulais la voir s’arrêter. Nous étions tellement sous le charme que nous avons fait durer la chanson un peu plus que de raison, reprenant un couplet, éternisant le refrain, juste pour voir valser encore et encore la toison d’or de Barbara. Notre public scandait les trois mots du refrain, créant un chœur puissant à peu de frais. C’était juste incroyable !
Les danseurs ont été ovationnés ; Barbara nous a repris légitimement la vedette. J’ai posé un instant ma guitare pour joindre mes applaudissements à ceux des autres lycéens. La sueur perlait au front de Barbara qui était toute à sa joie de jolie fille adulée, désirée par toute une foule. Elle riait en s’épongeant le visage. Elle tira ses cheveux en arrière, les remonta en un chignon éphémère. Puis, elle s’assit tout près de nous. A même le sol, essoufflée, heureuse. C’était peut-être simplement cela le bonheur ? Juste voir danser une jolie fille. Quand bien même elle danserait dans les bras d’un autre !…
Nous avons terminé sur « Honky tonk women ». En prononçant cette phrase anodine « she blew my nose and then she blew my mind », je me suis dit qu’une tempête blonde m’avait dévasté la cervelle. Pour longtemps. Et peut-être même durablement. Un ouragan n’aurait pas fait pire. Mais cela n’avait plus d’importance ; j’enkysterais dans un coin de mon être l’amour que je lui portais, et puis le temps ferait son œuvre. Du moins, je me raccrochais à cet épouvantable espoir.
Quand mon collègue a achevé un remarquable solo de derrière les fagots, nous avons salué notre public comme au théâtre. Comme d’authentiques cabotins. Sous des vivats sincères, des applaudissements nourris. Les paumes de nos mains se sont percutées en un claquement sec, franc, viril.
La brunette nous a sauté au cou pour une fugace étreinte à trois. Elle a déposé deux grosses bises sonores sur nos joues mal rasées, m’a ébouriffé les cheveux… Elle a eu l’air désolé d’apprendre que je quittais définitivement la ville. Le gars à l’harmonica a ajouté que c’était vraiment dommage parce que nous formions une bonne équipe tous les trois. J’ai haussé les épaules sans rien dire de plus. Nos vies n’étaient-elles pas pétries de frustrations autrement plus lourdes ?
Je me suis retrouvé à attendre mon bus, la guitare posée contre ma jambe. L’arrêt était désert ; j’habitais, il est vrai, un quartier qui n’attirait guère les foules.
Et puis, elle est arrivée. Toute souriante. J’ai ressenti le besoin de me pincer le bras très fort pour m’assurer que je ne rêvais pas. Barbara se tenait à mes côtés, comme si elle avait cherché à concurrencer ma guitare. Barbara et sa crinière attendaient le bus avec moi, pour la première – et dernière – fois. Elle m’a dit qu’elle prenait l’autre bus, celui qui desservait le quartier d’avant le mien. Elle se rendait chez une copine dont je n’avais jamais entendu parler. J’étais tout disposé à gober n’importe quoi. Je voulais juste qu’elle reste auprès de moi. J’aurais payé une bande de terroristes pour qu’ils détournent ces damnés autobus, et qu’ils n’arrivent jamais devant cet arrêt dérisoire. Mon bonheur perdurait et là résidait l’essentiel. J’étais seul avec la fille dont j’étais fou et je ne trouvais rien à lui dire hormis quelques consternantes banalités. Tiens, j’allais sûrement la séduire en lui parlant de notre dernier jour de classe !… Contre toute attente, elle renchérit sans problème à cette évocation, soulignant avec fougue le pseudo-concert que je venais de donner avec la jolie brunette et mon compère harmoniciste. Barbara a commencé à me taquiner en s’attardant sur la chanteuse qui s’était jointe à nous.
– Cette fille est folle de toi !
J’ai détourné les yeux pour les porter sur ma guitare, ma compagne de toujours. J’ai lâché en haussant les épaules :
– Arrête !…
– Allez, ne fais pas l’innocent. Ça crève les yeux qu’elle en pince pour toi. Tu es un vrai tombeur, Monsieur le guitariste.
J’ai ricané, gêné. Puis, j’ai pâli instantanément lorsque je l’ai entendue prononcer cette phrase-couperet :
– Ah tiens, voilà mon bus…
J’ai dégluti péniblement en intégrant la mauvaise nouvelle. J’aurais inventé n’importe quoi pour qu’elle ne le prenne pas, ce satané bus. J’étais sur le point de lui dire qu’il allait sauter sur une mine, quand elle a ajouté :
– Bon, j’y vais. Salut, Monsieur Keith Richards…
Elle est venue tout près de moi, à me faire respirer son souffle. Elle a souri d’une façon étrange. Elle a pris ma tête entre ses mains et m’a embrassé. Avec un bel appétit. Elle s’est abandonnée en fermant ses grands yeux verts. J’ai fait alors le premier rêve érotique de ma vie, en étant parfaitement éveillé. Je me suis mis à songer que l’enseignement des langues vivantes avait du bon. Surtout les travaux pratiques. Pour conclure son baiser, elle a subtilement mordillé ma lèvre inférieure. Jamais encore personne ne m’avait embrassé d’une telle manière. Il m’a semblé que j’avais commencé à prendre feu à cet arrêt de bus et j’espérais que personne ne trouverait d’extincteur. Elle a rouvert les yeux et m’a sourit. Intensément. Elle a alors ajouté en glissant un ersatz de reproche dans sa voix :
– C’est malin, à cause de toi, je viens de rater mon bus.
L’autobus s’éloignait en effet sur le boulevard, à son allure de grosse baderne mécanique. A mon tour, j’ai enfermé son visage rieur entre mes grosses pattes de bluesman amateur. J’étais impatient de renouer avec sa pédagogie. Je voulais savoir si j’étais un cancre abouti ou un apprenti studieux. Elle s’est cramponnée à moi, me rassurant ainsi sur mes progrès. Je respirais la masse de ses cheveux, m’enivrais du parfum de sa nuque et j’étais aux anges. Un léger coup de vent m’a même fait mâchouiller l’une de ses mèches blondes.
A la fin de notre échange de salive, je n’ai pas oublié de m’emparer de sa lèvre inférieure comme elle me l’avait montré à l’instant. Elle a marqué sa surprise et m’a gratifié d’un sourire de fille épanouie. Nom de nom, ce que j’ai pu être heureux à ce moment précis !
Notre histoire en est restée là durant quinze ans. Elle s’est conclue par un regard échangé à travers la vitre d’un autobus qui a fini par me ramener chez moi. Quinze ans. Autant dire que j’ai enfoui la blondeur si particulière de Barbara sous une bonne couche de sédiments affectifs. Les amours bancales se sont superposées aux petits boulots, les demi-succès sont venus s’empiler sur les échecs retentissants. Jusqu’au jour où elle est réapparue.
La « suitéfin », si cela vous tente, ce sera le 27 mars prochain. Au presbytère de Charcé St Ellier. Et en musique, s’il vous plait !
Eh bien, non, la suitéfin « et en musique ! » est reportée au 16 octobre, à Angers, au bar des « Blue Monkeys » ! Sinon, rien ne vous empêche de l’imaginer, dans un recoin de votre tête, cette fin…