Tu te demandes bien, ami lecteur, amie lectrice, quelle sorte de millésime j’ai bien pu vous dénicher, à l’occasion de ces 35 èmes Hortomnales, au Prieuré de St Remy la Varenne ? Une cuvée spéciale « Prieuré de St Remy la Varenne » était-elle contenue dans ma « Bouteille aux trois-quarts vide » du jour ? Un assemblage surprenant au subtil parfum de courge ?…
Hélas, toi qui lis ces lignes, je crains bien de te décevoir ! Comme j’ai pu décevoir mon auditoire rassemblé en la superbe Salle de la Cheminée du Prieuré de St Remy la Varenne. Car, n’ayons pas peur des mots, je n’ai pas hésité à verser dans la provocation.
Car alors que tout le village célébrait avec un entrain qui faisait plaisir à voir, la grande famille des cucurbitacées, j’ai décidé de mettre un petit coup de projecteur sur une autre famille de plantes, à savoir les solanacées.
Immédiatement notre bon président Thierry s’étrangla d’indignation. Comment Albert osait-il faire la part belle aux tomates et autres patates, et pas à nos courges ? » se dit-il. Par Ste Butternut et St Bleu de Hongrie, cela relève de la haute trahison ! » semblait-il sur le point d’ajouter dans un sursaut de fureur. (Vous pouvez remplacer « fureur » par « colère » si vous préférez. Quand je parle de « fureur », il n’est évidemment pas question d’un ignoble moustachu gesticulant et postillonnant devant un micro, en agitant une mèche ridicule faute d’être rebelle.)
La transition va te paraître habile, amie lectrice, ami lecteur ; je parlais de colère à l’instant, une colère que je vais de ce pas associer aux solanacées en question – des aubergines en l’occurrence – pour vous inciter à parcourir – ou plutôt à dévorer – un recueil de nouvelles absolument délectable qui a pour titre… « La colère des aubergines », bien sûr !…
Et cette fois, plutôt que de vous conseiller un ou plusieurs roman(s), cette nourriture culturelle qui fait le bonheur des insomniaques, j’ai pensé à celles et ceux qui ont juste besoin de lire quelques pages – pas plus – avant de rejoindre Morphée, … ou encore à vous qui n’avez qu’un court trajet en transport en commun de chez vous à votre lieu de travail. Dans ces deux cas, la nouvelle, c’est sacrément bien pratique pour arriver à bon port.
Et puisque je vous parle de trajets du quotidien, ouvrez donc plus grand votre horizon, et laissez-vous embarquer, grâce à cette « colère des aubergines », pour un voyage en Inde, au cœur de la classe moyenne du pays. Et ce détail n’en est pas vraiment un, car il va nous permettre de découvrir les relations complexes qui se trament au quotidien dans la maison de tel ou tel citoyen ayant pignon sur rue. Des relations qui ne sont pas si éloignées que cela du bon vieux rapport de classes entre maître et esclave.
Il est de plus évident que les histoires de castes n’arrangent rien (en Inde, on n’en est toujours pas à l’ère du « post-castes » ! ; à la radio, celle-là, elle était quasiment inévitable !). Pourtant, comme chez Molière, le domestique, le serviteur, s’avère plein de ressources, et souvent bien moins vulnérable psychiquement que ses employeurs.
Des employeurs qui généralement ne sont que dans l’apparence. Il faut donner le change, à la famille, aux voisins, aux traditions – surtout si elles sont stupides par les contraintes qu’elles imposent -, mais aussi aux dieux qui ne se manifestent guère, mais semblent tirer les ficelles des vies des humaines marionnettes qui s’agitent ici-bas. C’est ainsi que les phases d’un mariage – naturellement arrangé le mariage ! – dérivent rapidement vers une compétition entre les deux familles. Un mariage en Inde, cela dure des jours, et chaque famille invite à tour de rôle la famille comme le voisinage. Il faut donc nourrir tous les pique-assiettes qui se présentent, en leur proposant des mets meilleurs et plus sophistiqués que ce qu’a préparé le clan que l’on épouse. Le clan adverse. C’est puéril ? Assurément. Mais c’est aussi fort drôle, car Bulbul Sharma, l’autrice de ce recueil, déborde d’humour. Un humour so british – les nouvelles ont été écrites directement en anglais – qu’elle a épicé de toutes les subtilités de la cuisine sociale indienne.
Assurément, les personnages passent beaucoup de temps à table… Et non seulement, il est question dans toutes ces histoires de repas pantagruéliques, mais aussi, chaque nouvelle se conclut par une ou plusieurs recettes du ou des plat(s) évoqué(s) dans les pages précédentes. En somme, vous avez la théorie avec tout ce qu’elle relate de relations bancales et de conflits larvés au sein d’une maisonnée, mais vous pouvez ensuite passer aux travaux pratiques en préparant un byriani d’agneau ou un simple chutney à la menthe, puis à vous en délecter.
Un petit mot maintenant sur le titre énigmatique de ce recueil. C’est celui de l’une des nouvelles ensuite transmis à l’ouvrage tout entier. C’est l’histoire d’un couple de divorcés vivant chacun de leur côté, bien qu’irrésistiblement, chaque dimanche, l’ex-mari retourne chez son ex-épouse déjeuner dans un silence de tombe. Un peu à l’image du meurtrier qui, paraît-il, revient toujours sur les lieux de son crime. Bref, ledit mari revient inlassablement s’empiffrer avec pour seul but de s’en rendre malade… et ainsi se conforter dans sa décision de s’être séparé de cette femme qui, à coups d’aubergines savamment épicées, lui ruinait son estomac fragile. Le masochisme culinaire, avouez qu’il fallait oser !…
Les autres nouvelles sont tout autant enthousiasmantes. A travers le miroir apparemment déformant de l’exotisme, elles nous parlent de nous, faibles humains, de nos préjugés, de nos craintes, de nos désirs, de nos renoncements. Et c’est un pur régal, à lire d’une main… en grignotant des samoussas.
Cette chronique est bien sûr audible sur le « pot de caste » de Radio G !, et puis, je ne saurais trop vous conseiller d’écouter l’émission complète. Car, comme je l’indiquais plus haut, l’Association du Prieuré accueillait ce 26 octobre 2024, « à la maison« , l’équipe de Radio G ! – nos complices, avouons-le ! – pour une émission spécialement consacrée aux cucurbitacées et à la grande fête des Hortomnales.