Des poches sous les yeux – 9 septembre 2024

Tu te demandes, lectrice, lecteur, ce que j’ai bien pu mettre au fond de ma première bouteille de cette saison 2024/2025 qui démarre. Eh bien, vois-tu, rarement cette chronique aura autant mérité son nom, car cette bouteille, en raison du sujet du jour, est plus qu’aux trois quarts vide ! Je me demande même si l’on n’a pas atteint les quatre cinquièmes de sa vacuité.

Entendons-nous, je n’évoque pas ici le fait que notre bon président ait choisi son premier ministre dans les rangs du parti qui a indéniablement perdu les dernières élections législatives. Ce « qui perd gagne » élyséen aurait certes mérité de se pencher sur ce paradoxe. Et lors de la prochaine vague abstentionniste, je prends le pari qu’aucun commentateur politique ne fera le rapprochement entre ce choix pour le moins singulier de l’exécutif et ses conséquences en matière de bouderie de l’isoloir. Mais là n’est pas le sujet !…

Et ce sujet, qui siphonne encore plus que d’habitude le niveau de ma bouteille, n’est autre que la dèche. La grande débine. L’extrême indigence. Tu vois, amie lectrice, ami lecteur, je me suis dit qu’au retour des vacances, le niveau du porte-monnaie de mes concitoyens est souvent au plus bas…, et pourtant, il faut bien affronter l’écueil économique de la rentrée ! et donc, il me fallait trouver pour cette chronique, quelque chose qui soit un tantinet en écho avec l’actualité des ménages.

Aussi, je vous ai déniché un petit « Des poches sous les yeux » de derrière les fagots ! Bon, soyons clair, aujourd’hui, même les poches en question sont vides ! c’est dire l’ampleur des dégâts ! Ce qui assurément doit vous faire rêver !…

Cependant, toi qui me lis – et peut-être m’écoutes sur le pot de caste de Radio G ! -, tu serais bien inspiré(e) de te plonger dans ce récit autobiographique de George Orwell qui a pour titre « Dans la dèche à Paris et à Londres ». Nous sommes dans les années vingt au siècle dernier, et ça ne va pas fort pour celui qui n’est pas encore l’auteur mondialement célèbre de « 1984 » et de « La ferme des animaux ». Orwell vivote tant bien que mal (plutôt mal que bien d’ailleurs !) à Paris, dans des hôtels miteux colonisés par les cafards et les punaises de lit. En ce qui concerne les punaises de lit à Paris, il semblerait qu’il y ait une certaine continuité à travers les siècles…

Bref, notre journaliste anglais à qui il manque toujours 90 centimes pour faire un franc, fait ce qu’il peut pour ne pas sombrer davantage dans le dénuement le plus total. La faim lui taraude l’estomac et les projets qu’il tente désespérément de concrétiser pour s’en sortir, se révèlent à chaque fois d’authentiques plans foireux. C’est ainsi que la perspective de se faire embaucher dans un restaurant russe, lui et son complice Boris, un camarade de galère devenu has-been pour cause de révolution bolchevique, tourne véritablement au running gag. Car le porteur du projet doit fuir ses créanciers et n’a pas un sou vaillant pour monter son affaire.

Toutefois, en tant que sujet de sa très gracieuse majesté, il met un point d’honneur à ne pas perdre son humour so british. Et Orwell nous livre ainsi des passages d’une remarquable drôlerie, notamment lorsqu’il porte au Mont de Piété les quelques vêtements ou objets présentant encore une vague valeur, dans l’espoir d’en obtenir quelques sous et apaiser pour un temps ses crampes d’estomac.

La malchance finira par tourner, et les deux compères échoueront (le terme n’est pas innocent) dans un hôtel restaurant de luxe et de renommée internationale. Non pas pour y déguster du homard et y siroter du champagne, mais pour y faire la plonge dans des conditions épouvantables. Chaleur suffocante et crasse omniprésente sont au rendez-vous, tandis que dans la salle de restauration, l’ambiance est « très comme il faut ». La force du paradoxe et l’envers – sinon l’enfer ! – du décor. Jusqu’à 17 heures de labeur par jour pour un salaire leur permettant juste de ne pas mourir de faim !

Ayant eu amplement sa dose de galères parisiennes, Orwell saisit l’opportunité d’un boulot apparemment bien moins salissant et plus lucratif proposé par l’un de ses compatriotes amis pour rejoindre la mère patrie. Le temps de la traversée du Channel, et Orwell peut écrire « la mère patrie » avec un « L » apostrophe. Car quand le sort s’acharne, il ne fait pas les choses à moitié. Son maigre pécule parisien ayant rapidement fondu, voici notre cher George contraint de troquer ses habits les plus présentables contre des guenilles immondes. Petit extrait pour vous en donner un aperçu :

– Ces hardes ne se contentaient pas d’être sales et informes : il y avait en elles une sorte d’inélégance intrinsèque, une patine à base de vieille crasse qui allait au-delà de la tenue négligée. C’était le genre de frusques que l’on voit sur le dos d’un marchand de lacets. Dans l’heure qui suivit, je vis venir vers moi un pauvre hère aux allures de chien battu, un vagabond selon toute apparence. Et aussitôt après, je m’aperçus que c’était moi-même, ou plus exactement mon reflet que je voyais dans une vitrine. »

Il est évident que sapé de la sorte, l’on ne réserve pas une suite au Ritz ou au Carlton. C’est l’insalubre asile de nuit pour sans-abri qui vous attend. Une nouvelle plongée dans le sordide. La plume d’Orwell ne fait pas dans la dentelle, et sans trop d’efforts, l’on perçoit toute la promiscuité nauséabonde qui escorte cette cohorte d’affamés contraints de se déplacer sans cesse, en raison d’une législation qui ne fait aucun cadeau à ceux qui sont perçus comme des rebuts de la société.

Mais fréquenter ces dortoirs repoussants, c’est aussi l’opportunité de rencontrer d’autres cabossés de la vie, des compagnons d’infortune hauts en couleur, tel Paddy misérable parmi les misérables qui trouve sa dose quotidienne de tabac en ramassant les mégots sur les trottoirs, ou encore Bozo, estropié à la suite d’un accident et qui dessine à la craie sur les mêmes trottoirs. Maudissant bien évidemment les jours de pluie qui se traduisent par des journées sans rentrée d’argent.

Les deux parties du livre sont très distinctes dans le ton employé. L’humour très présent à Paris, en particulier grâce au personnage de Boris déjà cité, disparaît dans les rues de Londres. La gravité lui est substituée et Orwell nous livre alors ses réflexions sur le rôle qui devrait être celui de chacun dans une société réellement humaine. Elles valent évidemment le détour. Vous l’aurez compris, « Dans la dèche à Paris et à Londres » est un témoignage d’une telle force qu’il est à lire absolument.

Comme d’habitude, je vous livre ici, la version « pour les oreilles » de cette chronique. Cela démarre à 41’28. Eh oui, cette année, ma bouteille aux trois-quarts vide clôture l’émission de l’ami Pierre-Benoît.

                                                    

1 commentaire sur « Des poches sous les yeux – 9 septembre 2024 »

  1. Toute ressemblance avec le quotidien des victimes de notre société de consommation et du changement climatique obligées de fuir leur pays pour une vie souvent d’exploités à Paris ou à Londres avec en plus en transfert à haut risque entre ces 2 belles villes est sans doute fortuite ou prémonitoire hélas…

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