Avouez qu’il y a bien longtemps que je n’avais pas convoqué Kevin, mon neveu. Un neveu aux questions toujours (imp)pertinentes. C’est d’ailleurs pour cela que je vais vous le chercher de temps à autre, mon neveu Kevin. Difficile de résister à son sourire ravageur.
Kevin : Dis, Tonton Albert, voilà un titre plutôt bizarre pour ta chronique…
Tu veux parler, mon neveu, du « Deus ex machina » !?…
Kevin : Oui, comme tu dis… Tu comptes nous parler charabia ?
Pas du tout. Latin, tout au plus. Encore que mon latin – que je ne peux pas perdre, car je ne l’ai jamais gagné… – va s’arrêter au titre de cette bouteille aux trois-quarts vide.
Kevin : Un titre qui signifie ?
Littéralement, « un dieu sorti d’une machine ». Je vois à ta mine interloquée, que tu n’apparais guère plus avancé(e) avec la traduction. Je m’en vais donc préciser. Le « deus ex machina », c’est une grosse ficelle narrative utilisée au théâtre. Cela consiste à confier le dénouement de l’intrigue à un personnage ou à un événement, totalement improbables. On y a recours dans les situations franchement mal engagées, voire carrément sans issue. En gros, c’est la solution autant miraculeuse qu’inespérée, qui vient sortir le protagoniste du sacré pétrin dans lequel il s’est fourré. Pour te la faire courte, c’est le dénouement facile qui évite le dénuement total.
Et dans cette histoire de réforme des retraites (encore elle !), le rôle du protagoniste embarqué dans un sac de nœuds qu’il a créé de toutes pièces, est magistralement interprété par notre bon gouvernement. D’où cette tentation très forte de demander l’arbitrage du Conseil Constitutionnel. Arbitrage qui, je te le rappelle, n’a pas été sollicité que par l’Opposition, mais par le Gouvernement itou.
Kevin : Le dieu sorti de la machine, c’est donc lui.
Tout juste, mon petit Kevin. Car quel que soit le verdict du Conseil Constitutionnel, le Gouvernement pourra se reposer sur la décision des Sages. Si ces derniers se montrent dociles et ne changent pas une virgule sur la copie de Mme Borne, c’est tout bénef. L’exécutif pourra se gausser en disant : Vous voyez, hein, même le Conseil Constitutionnel dit le plus grand bien de ma réforme !… Alors, ce ne sont pas quelques millions d’opposant(e)s qui manifestent tous les quatre matins qui vont avoir le dernier mot, tout de même !…
Kevin : Mais si ce n’est pas le cas, et que les Sages trouvent finalement quelque chose à redire…
Tout dépendra s’il y a peu ou beaucoup à redire. Dans la première hypothèse, les passages censurés ne pourront pas être incorporés à la version finale de la loi qui sera promulguée au JO. Non, mon neveu, je ne te parle pas du gouffre financier des futurs jeux olympiques de 2024, mais des pages du Journal Officiel ! Bon, je te rassure : la stratégie du marchand d’aspirateur s’appliquera alors…
Kevin : C’est-à-dire, Tonton ?…
Bah, mis à la porte, les articles épinglés par le Conseil Constitutionnel reviendront par la fenêtre. Inclus dans un nouveau projet de loi. On peut faire confiance au Gouvernement au moins sur ce point ; le bidouillage législatif, ça le connaît.
Kevin : D’accord, Tonton, mais si le Conseil Constitutionnel tacle vraiment très fort ?…
Alors là, c’est plus embarrassant… En apparence.
Kevin : Pourquoi « En apparence » ?
Eh bien, tout simplement, parce que dans cette histoire, l’essentiel consiste à ne pas perdre la face ! L’image, Kevin, l’image avant tout !… Si le Conseil Constitutionnel censure franchement le texte si progressiste de Mme Borne, Matignon et l’Elysée pourront toujours s’en tirer en accusant le coup et reprendre leurs savants travaux, cette fois, en engageant vraiment le dialogue avec les syndicats. C’est sûr, la reprise du dialogue avec ceux qui vous hurlent depuis des mois que cette réforme est déplorable, risque d’occasionner chez les ministres, de grands moments de solitude et d’intenses regards rivés sur leurs mocassins. Mais, « cocorico ! » ou « alléluia ! » (au choix !…), il n’y aura pas eu reculade de la part du Gouvernement ! L’honneur – mais sans doute faut-il ici plutôt parler d’orgueil ?..- sera demeuré sauf. Le « droit dans mes bottes » n’aura pas pris une ride. L’ego gouvernemental – le fameux « tout à l’ego » auquel le locataire de l’Elysée nous a habitué depuis 2017 – n’aura pas été écorné. Tu comprends mieux pourquoi je qualifiais le Conseil Constitutionnel de « Deus ex machina »?…
Kevin : Quelque chose me dit que tu as encore une idée derrière la tête, avec cette affaire de Conseil Constitutionnel…
On ne peut rien te cacher. Bien sûr, ce n’est que pure réflexion personnelle, mais il serait même astucieusement stratégique, vu de la fenêtre de l’exécutif, de faire amende honorable auprès du Conseil Constitutionnel – hors caméras donc ! – et de lui demander de retoquer cette réforme qui cristallise autant de réprobations. Dans le genre : Pardonnez-nous les Sages car nous avons gravement débloqué avec cette réforme à la noix, par pitié, tirez-nous de ce bourbier !…
Le Gouvernement a la fâcheuse tendance à brandir un joker qui répond au doux nom de 49.3, il serait bien inspiré de se saisir d’un autre joker – celui-ci parfaitement démocratique, ça changera ! – qui s’appelle le Conseil Constitutionnel.
Kevin : En gros, le Conseil Constitutionnel a le pouvoir de recoller les morceaux de la potiche qui a été cassée.
D’autant que la tentation d’en dissimuler les débris sous le tapis, pour espérer passer à autre chose, semble forte. Avec à la clef, un risque réel d’embrasement de la contestation. Ce qui peut s’avérer extrêmement imprudent, compte-tenu de l’ampleur du rejet que suscite ce projet. En bref, là réside la limite de la posture du « droit dans mes bottes » évoquée juste avant.
Patience, l’avis du Conseil Constitutionnel sera rendu demain vendredi. Nous verrons bien de quel côté les Sages auront décidé de pencher.
On relèvera que le verbe « pencher » contient une forme de modération qu’il faut savoir préserver. Car pencher un peu trop fort pourrait bien entraîner… quelques chutes !
Comme d’habitude, cette humeur peut être dégustée dans sa version pour les oreilles. C’est par ici. Cela démarre à 4’55 ».
Bah oui, elle était chouette, cette série. D’autant que j’ai fait partie des figurants. Mais j’en connaissais déjà la fin …
Je me permets quand même de relever une petite boulette : « reprise du dialogue social » ? pourquoi « REprise », c’est une chaussette ? Bon, en même temps, c’est pas faux non plus : il s’est bien fait piétiner le dialogue social 🙁