De hautes herbes. A perte de vue. Constamment aux aguets par crainte des prédateurs, notre horde s’y déplace en courses rapides, furtives. En nous fiant davantage à notre flair qu’à nos yeux. Nos yeux qui restent rivés au sol. Nos yeux qui ne voient guère que nos mamelles qui pendent et nos membres qui se fraient un passage à travers cette jungle en réduction. Lorsque je lève la tête, je n’aperçois que les fesses velues de l’une de mes congénères ou encore le dos puissant du mâle dominant de notre clan. Rien d’autre.
Jusqu’à ce que la chance nous fasse croiser un buisson de baies comestibles ou une charogne. Alors nous nous arrêtons pour un bref festin avec force cris de jubilation. Puis, rassasiés, nous repartons. Parfois, nous nous heurtons à des épineux formant une haie compacte, quasi infranchissable ; mais nous trouvons toujours une faille et nous passons. Au prix de douloureuses griffures.
Depuis plusieurs jours, je pense, moi, l’insignifiante femelle, qu’il nous faudrait adopter une autre démarche. Avancer sans autre but que la survie n’a aucun sens. Alors aujourd’hui, j’ai décidé de tenter quelque chose. Je me suis laissée distancer par toute la horde, me suis accroupie, puis, après de rudes efforts, je me suis dressée sur mes pattes postérieures.
Et là, soudain, une dimension nouvelle m’est apparue. J’ai vu que notre monde ne se résumait pas à cette savane opaque dans laquelle nous errions depuis si longtemps. J’ai vu qu’un arbre ne se limitait pas à un tronc sur lequel nous venions buter. J’ai vu que cet univers d’herbes sèches prendrait fin après un jour de marche tout au plus. J’ai compris qu’il nous faudrait bientôt descendre de ces falaises abruptes pour espérer gagner une vallée d’un abord plus accueillant. Quitte à devoir s’approcher de ces inquiétantes fumerolles que crachent ces cratères fermant l’horizon.
J’ai intégré toute cette redoutable immensité.
J’ai découvert aussi que debout mon corps est différent. Je le vois autrement. Mes mains sont libres désormais.
Je crois que mon corps a perdu de son animalité. A jamais.
Une version audio de ce texte existe. Il suffit pour cela d’aller musarder, entre deux flexions des genoux, sur le « Pot de caste » de Radio G !. Cela débute à 6’20 ». Je vous en souhaite une agréable écoute.