Marketing amateur (suitéfin)

 

C’était pourtant une sacrée bonne idée : Changez vos pneus et si l’équipe de France remporte la Coupe, je vous REMBOURSE ! Il avait écrit ça au fronton de son garage, le gars Germain. C’était du garanti sans risque, à l’aune de ces placements boursiers tant vantés par les banquiers, ces oracles des temps modernes. On ne peut que gagner paraît-il dans ce type de loterie. Ils oublient généralement d’ajouter dans leur bagout, que ce qui est empoché par l’un s’avère nécessairement perdu par l’autre. Et puis, qui se souvient encore de la saga des emprunts russes dans ce pays ?

Et ça lui avait pris un beau matin de déployer cette inscription à l’adresse du chaland en quête de pneumatiques. Les gros caractères en rouge et bleu sur fond blanc se voyaient de loin et donnaient un peu à son garage des airs d’usine occupée par des grévistes cocardiers. Son annonce avait tout d’une banderole de revendication. Et depuis la qualification des tricolores pour la finale de dimanche, elle avait pris l’apparence d’une authentique épée de Damoclès.

 

Chaque matin, depuis un mois, Germain jette un œil sur sa publicité maison. Tout d’abord il l’a fait avec un regard plein de fierté, puis avec une certaine défiance, et enfin avec les yeux criant silencieusement leur panique. Faute d’avoir pu dépasser le stade de l’amateurisme, sa première leçon de marketing risquait bien d’être la dernière.

Au tout début, son message n’avait suscité que peu d’intérêt. Les quelques commentaires qui lui parvenaient se voulaient dubitatifs. Il avait dû réaffirmer de vive voix, et avec d’irréfutables accents de sincérité dans la voix, son engagement d’artisan respectable. Il est vrai que la notion de publicité mensongère avait fait ses ravages jusque dans les bourgades les plus reculées du monde rural. En clamant haut et fort son honnêteté, Germain avait rassuré. Mais il avait fallu que l’information fît son chemin sous les bérets basques et les casquettes. Patiemment. Cette phase d’interrogation s’était donc prolongée par une attitude prudente quasi généralisée, avant que les premiers effets de son annonce ne se fîssent sentir. Puis, c’était venu, doucement, progressivement.

C’était le docteur qui le premier avait ouvert le bal. Il avait tenu à ce que Germain changeât les quatre pneus de sa guimbarde avec laquelle il sillonnait tout le canton, quand il ne s’aventurait pas au-delà. Germain avait objecté qu’il pouvait parfaitement faire permuter les pneus de l’avant à l’arrière du véhicule pour limiter les frais, mais le médecin était resté inflexible :

– Non Germain, vous voyez, j’entends profiter de votre promotion au maximum !

Ils avaient tous deux éclaté de rire devant l’aspect totalement hypothétique que contenait la phrase du docteur. Reconnaissons qu’avec leur laborieux match nul de la veille, les Français n’apparaissaient pas alors comme de sérieux prétendants au titre suprême. Depuis, Germain avait ressassé les étranges propos du disciple d’Hippocrate et leur avait même trouvé un côté prophétique. Car, par la suite, chiffre d’affaires et résultats sur le terrain avaient évolué de concert. Vexés sans doute de se voir assimilés à des touristes, les joueurs avaient redressé et la tête et la barre. Peut-être même que la une volontiers perfide du quotidien régional la veille du dernier match de poule, avait eu quelque influence sur le spectaculaire sursaut de ces millionnaires en shorts ? Il est sûr que “ Trois petits matches et puis s’en vont ? ” était une interrogation des plus cruelles.

D’autres villageois avaient embrayé le pas à la suite du médecin. Notamment le maire et tout le conseil municipal. Dans un bel élan visant à dynamiser le commerce de proximité. Ils avaient loué la démarche de Germain, y voyant le zèle de l’entrepreneur et la fibre du patriote. A leurs yeux, par son geste, Germain devenait une sainte icône de l’artisanat. Un exemple pour toutes les PME. Le boucher et le boulanger n’avaient pas tardé non plus. Par solidarité commerciale envers leur collègue avaient-ils affirmé. Mais la plupart des habitants du bourg étaient demeurés circonspects devant la ferveur optimiste des notables. Le gros des automobilistes avait attendu la qualification aux forceps de l’équipe nationale pour les huitièmes de finale de la compétition avant de faire ses emplettes chez Germain.

Puis, il avait juste fallu qu’une équipe prestigieuse, puis une seconde, mordissent la poussière, bousculées par la résurrection des tricolores. Germain se frottait les mains ; la clientèle affluait de toutes parts. Tout le village avait subitement décidé de ressemeler de caoutchouc les roues de ses bagnoles. Le phénomène s’étendait même aux communes limitrophes. Tout le secteur était soudain contaminé par une épidémie de pneumanie galopante.

Il n’y avait plus un pneu lisse à des dizaines de kilomètres à la ronde. La maréchaussée tirait un peu la gueule ; ses carnets à souche cessant quasiment du jour au lendemain, d’avoir une quelconque utilité. Les gendarmes du cru s’étaient donc vus contraints d’avoir recours à leur imagination pour remplir les objectifs répressifs assignés par leur hiérarchie. Aussi, avaient-ils rapidement renoué avec des recettes qui avaient fait leurs preuves. Ils s’étaient métamorphosés en maniaques de l’alcootest sur ces routes tranquilles bordées de vignobles. Les routes à quatre grammes comme on les dénomme par ici. Faute de mieux, les pandores traquaient le conducteur euphorique qui venait d’arroser la nouvelle victoire de l’équipe nationale. Les malheureux militaires se faisant rabrouer ; leur zèle étant perçu comme une absence complète de patriotisme. Un comble pour ces hommes qui, en temps de guerre, poursuivent au péril de leur vie jusqu’à l’ombre du moindre déserteur…

 

A ce stade de la compétition, un parfum d’angoisse était venu titiller les narines du garagiste. Et si finalement… Oui, et si ces joyeux guignols en croquenots à crampons continuaient sur leur lancée ? A coup sûr, Germain devrait fermer boutique. Victime d’un succès inattendu que ne pouvait se permettre sa trésorerie.

Germain se tenait en quelque sorte, devant un tapis vert. Gigantesque, effrayant, aux dimensions d’un stade. Il n’avait même plus la possibilité de se retirer du jeu. D’ailleurs, c’était les autres qui jouaient pour lui. Contre lui plutôt.

A bien y réfléchir, il aurait dû fixer une date limite pour l’achat des pneus. Car à mesure que la probabilité de voir les Français victorieux augmentait, ça se bousculait sans cesse à son garage, ça rappliquait encore et encore. Juste après la demi-finale qui avait propulsé les tricolores aux portes du nirvana des footeux, Germain en avait même vu certains venir lui acheter un pneu neuf pour leur roue de secours. La médiocrité de ses contemporains dépassait désormais les limites du raisonnable pour s’engager sur la voie de l’indécence.

C’était peut-être la directrice de l’école qui jusque là s’était sagement tenue à l’écart de tout ce délire autour du ballon rond, qui lui avait porté le coup de grâce. Elle était venue au garage un mardi soir après la classe. Germain avait éprouvé quelque peine à retenir un ricanement nerveux en voyant sa silhouette de grande fille blonde se dessiner en contre-jour devant la porte de son atelier. De plus en plus, ça l’attrapait sans prévenir ce rictus de l’inquiétude. On ne venait plus le voir pour redresser une aile ou pour refaire un embrayage mais uniquement pour réserver des pneus. Il y avait belle lurette que Germain n’avait plus de stock, et les délais de pose pouvaient atteindre la semaine.

– Bonjour Germain, je viens prendre rendez-vous pour une vidange.

– Une vidange ? Mais c’est…

Il avait failli dire : C’est merveilleux, une vidange ! ”. Au moins une vidange, ça ne mangeait pas de pain. Avec une vidange, il ne risquait pas la banqueroute. Devant son air médusé, l’enseignante avait insisté, avec un soupçon d’inquiétude dans la voix :

–  C’est possible ? Vous avez l’air bizarre Germain. Vous êtes fatigué ?

–  Non, non, c’est très bien une vidange.

–  Demain, ça irait pour vous ?

Il se reprit à sourire :

–  Oh oui, demain, c’est parfait ! Passez donc dès l’ouverture.

–  C’est entendu, demain matin.

Sa voix s’était soudain suspendue dans l’air frais du garage :

–  Ah, et tant que j’y suis, vous me changerez les pneus !…

Germain avait eu du mal à déglutir. Il avait laissé échapper par pur réflexe d’une petite voix suppliante :

–  Les quatre ?…

–  Oui, les quatre ! Quelle grande équipe nous avons, pas vrai ?

Il avait bredouillé deux mots d’assentiment forcé et l’avait regardée disparaître. Il s’était assis sur son établi, complètement déprimé. Il avait attendu quelques minutes ainsi, hagard, avant de fermer prestement le rideau de fer et de rentrer chez lui. Ce soir-là, il n’avait pas même dîné.

 

Et aujourd’hui, à trois jours de ce qu’il pressent déjà comme une issue fatale pour sa petite entreprise, il ne sait plus à quel saint se vouer. Il accueillerait comme le messie, le premier marchand d’espoir venu. D’où son errance sur fond de cierges tremblotants dans l’église Saint Machin. Il ne comprend toujours pas ce qui lui arrive. Cette poisse a presque quelque chose de surnaturel. Pourquoi a-t-il donc fallu sacrebleu qu’il ait eu cette idée géniale ?! Du reste, plus il y songe, plus il se dit que c’est le génie du sabordage qui l’a poussé à commettre l’irréparable. Et l’irréparable pour un garagiste n’est pas une notion à considérer à la légère… Alors, au gré de son humeur, il balance entre fatalisme et culpabilité. Et tous ces abrutis qui ne cessent d’applaudir à l’audace de sa démarche ! Personne n’y voit un malheureux coup de publicité qui tourne mal. Au fond de lui, il le sait bien maintenant : tous ces supporters ridicules et leurs idoles un peu chochottes qui s’écroulent au moindre tirage de maillot, il ne les méprise même plus. Il les hait carrément. Il se désolidarise complètement et de la grande aventure de la Coupe du Monde, et de la Marseillaise entonnée par des milliers de gosiers rotant de la bière tiède, et de tout ce folklore cocardier. Il se l’avoue, il est prêt à passer à l’ennemi. Dans trois jours, il criera : Allez les Autres ! ”. En sans honte aucune. En fait, Germain n’a plus qu’un désir. Il veut juste se réveiller, et s’extirper de ce cauchemar.

 

Tout le village est devant son écran de télévision. Tout le pays probablement. La terre entière peut-être ? Germain se dit que le son, ça suffira bien. Qu’il échappe au moins aux images d’hystérie collective retransmises par le tube cathodique. Alors il a allumé sa radio.

Pour l’occasion, il s’est remis à fumer. Trois ans qu’il avait arrêté. Vive le sport ! Depuis ce matin, il a déjà grillé un paquet de ces trucs puants qui teintent les doigts et tapissent les bronches de goudron cancérigène. Au point où il en est !… Il voudrait juste être plus vieux d’une heure et demie. Ce pile ou face amorcé un mois auparavant le mène au bord de la syncope. Soit c’est le jackpot, soit c’est la ruine. Deux alternatives. D’une simplicité basique.

La voix du commentateur l’arrête subitement dans son élan, alors qu’il s’apprête à allumer une énième cigarette à l’aide du mégot qui lui reste entre les doigts. Le journaliste hurle dans son micro que l’arbitre vient de désigner le point de penalty à la suite d’une faute commise sur un joueur français.

Germain avale sa salive. Péniblement. On n’est qu’en première mi-temps et déjà tout s’effondre. Il hésite à se boucher les oreilles, y renonce finalement, à l’image du futur fusillé qui refuse le bandeau pour faire fièrement face au peloton d’exécution. Il prend le temps de noter que son cœur s’affole dans sa poitrine. Sûrement comme au même moment, le cœur du gugusse qui va shooter. Comme d’ailleurs celui de son adversaire figé sur sa ligne de but. Comme sans doute des millions de muscles cardiaques à travers la planète. Une belle confrérie d’oreillettes et de ventricules à l’échelle du monde. Une grande kermesse universelle de la systole et de la diastole. Germain ne savait pas qu’un cœur était en mesure de battre aussi vite, aussi frénétiquement.

Et puis pan ! Alors que chacun retient son souffle, le ballon percute la barre transversale pour rebondir derrière la ligne, hors de portée du gardien. Germain entend vaguement que l’arbitre accorde le but, que le commentateur lui vrille les tympans de sa joie obscène. Il réalise à peine qu’il a glissé de sa chaise sous l’action de la douleur qui l’étreint. Une douleur qui lui explose le thorax. Il se retrouve le dos sur son carrelage, déformant sa bouche pour tenter de capter cet air qui a soudain fichu le camp par la fenêtre. Quelle idée aussi d’avoir laissé la fenêtre grande ouverte ?…

Il ne trouve pas la force de se relever. Germain voudrait qu’un soigneur apparaisse avec son éponge miraculeuse, cet ustensile magique qui fait instantanément recouvrer la santé à ces footballeurs qui ne tiennent pas sur leurs guiboles. Mais il a l’impression qu’un arbitre invisible est en train de compter comme pour un K.O. Il croît entendre cinq, six, sept… en même temps qu’il perçoit au loin les vociférations de tout un village. Toute la liesse d’une population certaine d’avoir réalisé l’affaire du siècle dans son garage.

2 commentaires sur « Marketing amateur (suitéfin) »

  1. Fatale erreur de campagne… un ballon droit au cœur, tout ça pour des pneumatiques… idée gonflée.

  2. Pour son sacrifice à l’autel du profit, on devrait le canoniser, ce pauvre Germain. On se souviendrait ainsi longtemps du Pari St Germain (un club looser, d’après des amis marseillais …).

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