Régis (zi haine deux)

Par la suite, durant de trop brèves semaines, nous avons à nouveau connu elle et moi, ces moments de complicité que j’appréciais tant. Elle n’allait plus à son bureau. Son ventre devenu proéminent le lui interdisait désormais. Du reste, elle ne se déplaçait plus qu’avec difficultés. Parfois, quand elle était assise au fond du canapé et qu’elle s’apercevait avoir oublié ce qu’elle tricotait pour son œuf bientôt parvenu à maturité, nous frisions le drame. Elle pestait, se maudissait d’être aussi distraite. Alors moi, je me précipitais pour aller lui chercher son tricot. Je lui rapportais son ouvrage, triomphant. Elle affichait son bonheur en secouant la tête, laissant échapper des « Régis !… Régis !… » à n’en plus finir. Il lui est même arrivé d’essuyer une petite larme en me voyant revenir de sa chambre, équipé de sa layette en cours d’élaboration. Sa joie retrouvée faisait plaisir à voir. Au quotidien, je lui rendais de menus services. J’anticipais ses demandes. En somme, je l’apprivoisais.

Souvent, je me hissais à ses côtés et m’imprégnais de sa présence, savourant ces instants qui vraisemblablement étaient voués à l’extinction, aussi sûrement que les derniers tigres du Bengale. Lorsque l’autre serait là, il – ou elle – aurait tôt fait de nous séparer. Pour l’heure, je profitais de ces ultimes jours de félicité tout en redoutant leur déclin brutal.

Un après-midi, peu de temps avant qu’elle ne parte pour la maternité, elle m’en a appris un peu plus sur mon ennemi juré.

  • Régis, viens, je vais te dire un secret. Papa voulait te faire la surprise, mais moi, je pense que tu as suffisamment attendu…

Elle a entouré son ventre de ses mains, m’a regardé intensément, et m’a confié que le petit frère serait bien un petit frère. J’ai souri intérieurement. Au final, je préférais ce scénario. Nous nous expliquerions plus facilement d’homme à homme. Il n’est pas dit que je n’aurais pas éprouvé quelques scrupules vis-à-vis d’une petite sœur.

J’étais triste le matin où il l’a emmenée. Elle aussi semblait morose à l’idée de me quitter. Elle m’a ébouriffé la tête puis s’est penchée pour un bisou d’au revoir.

  • Fais attention quand même ! Dans ton état, ce n’est pas très prudent…

Lui et ses moustaches commençaient à m’exaspérer autant que son héritier. Heureusement, elle l’a très vite remis à sa place :

  • Bon, je peux quand même dire au revoir à Régis, non ?…

Sans prêter attention aux bougonnements qu’il émettait depuis ses moustaches, elle m’a serré tout contre son cœur en me cajolant :

  • Maman revient bientôt. Tu seras sage avec la voisine, hein ?… Tu me le promets, Régis, mon petit roi ?…

J’étais prêt à lui promettre tout ce qu’elle voulait. Mais ce que j’aurais désiré par dessus tout, c’est qu’elle ne me revienne pas avec trois kilos et demi de casse-pieds notoire. Mais sur ce point précis, il était hélas trop tard. Je me suis assis sur la moquette et les ai regardés partir à travers les jalousies du salon. Puis, j’ai suivi la voisine de mauvaise grâce. Tout le temps de nos adieux, elle s’était tenue en silence sur le seuil, à la manière d’une potiche. Oh, je ne lui en voulais pas ! D’ailleurs, cette femme-là n’était en rien mauvaise. Je savais qu’elle chercherait à me gaver de friandises ; elle jouerait sur la corde sensible de ma gourmandise, histoire de me faire oublier l’absence de Maman. Cette perspective n’était pas déprimante, loin de là. Pourtant, je n’étais pas disposé à devenir diabétique juste pour faire plaisir à une voisine s’improvisant nourrice. Ces quelques jours de séparation ont eu au moins un aspect bénéfique ; ils m’ont offert le temps nécessaire pour me préparer à accueillir ce satané petit frère avec toute la chaleureuse fraternité qu’il méritait.

Lorsqu’ils sont revenus me chercher, leur bonheur transpirait tant sur leur visage qu’il en devenait proprement indécent. Ils donnaient l’impression d’avoir engrangé le même jour, et les gains du tiercé dans l’ordre et ceux de tous les numéros du loto. Ils se sont à peine intéressés à moi.

Elle tenait le petit frère dans la douce enceinte odorante de ses bras, une place qui en temps normal m’était réservée. Je n’ai même pas bronché en essuyant cet affront. La voisine les a félicités, puis s’est extasiée en émettant des sons débordant de niaiserie à l’adresse du paquet endormi. Fort heureusement, il n’a rien répliqué. Peut-être qu’instinctivement, le petit frère avait deviné qu’il n’avait pas intérêt à la ramener, du moins en ma présence. Tout à leur liesse de voisins, ils m’en avaient presque oublié. Après un échange de politesses qui n’en finissait pas, ils se sont enfin tournés vers moi pour me présenter mon rival. Celui-ci n’avait plus rien d’un vague fantasme, il était là, devant moi. La menace qu’il avait longtemps représentée s’était subitement concrétisée. J’ai eu envie de lui sauter à la figure, de lui arracher les yeux en guise de bienvenue. Je me suis aussitôt ravisé ; mon heure viendrait. Il ne me fallait pas gâcher l’efficacité de mon plan par un trop-plein de spontanéité.

C’est elle qui m’a asséné le coup de grâce. Après ses « Ah mon petit Régis, comme tu m’as manqué ! » auxquels je ne croyais plus guère, elle a parachevé sa trahison en lâchant sur l’air de la banalité la plus parfaite :

  • Nous l’avons appelé César. C’est joli, César. C’est un nom d’empereur.

J’ai encaissé le choc. Ce n’était qu’un détail mais il effaçait mes tout derniers espoirs. Et moi, j’étais quoi pour être supplanté ainsi ? Régis n’était plus qu’un roi en exil. Une révolution de palais venait de me balayer. Après ce coup de garce, elle a continué sur un ton identique à dérouler un flot d’inepties du même tonneau. Cela ne m’atteignait plus, je ne prêtais plus la moindre attention à son babil post-partum. Je les ai néanmoins entendus s’esclaffer tous les trois comme larrons en foire, quand la voisine a cru malin de souligner que décidément ils avaient un faible pour les prénoms rappelant la royauté.

Durant tout le repas du soir, ils ont dressé la liste de tout ce que leur petit dernier faisait déjà d’exceptionnel. Aveuglés par l’amour qu’ils lui portaient, il ne leur venait pas une seconde à l’esprit que de tels propos relevaient de la pure mauvaise foi. Je savais que des parents pouvaient se montrer subjectifs lorsqu’ils en venaient à évoquer leur progéniture, mais là, on atteignait des sommets. Je les ai laissés à leur délire pour me concentrer sur le motif en échiquier du carrelage de la cuisine. Je savais que je n’aurais droit qu’à une seule attaque ; je devais la rendre imparable.

C’est lui qui a remarqué mon absence. Il s’en est ouvert à sa moitié, l’interrogeant sur mon humeur :

  • Dis, tu ne crois pas que Régis nous boude ? Il n’a pas l’air de beaucoup s’intéresser au bébé. Depuis tout à l’heure, il reste dans la cuisine et…

  • Mais non, laisse-lui le temps. Tu verras que dès demain il voudra jouer avec César !

Elle a gloussé stupidement en lui répondant. A entendre le nom de mon rival honni, j’ai frémi. Moi, m’abaisser à jouer avec ce résultat d’ébats conjugaux ! Ils n’y pensaient pas tout de même !… Alors j’ai décidé sur le champ de leur rappeler qu’un petit roi demeurait chez lui en toute circonstance, et que ce n’était pas l’arrivée d’un empereur en couche-culotte qui y changerait quoi que ce soit. Je suis revenu dans le salon et leur ai clairement signifié tout le mépris que leur attitude m’inspirait. Je me suis soulagé sur la moquette. Au moins, pour une fois, ils ne pourraient pas faire comme si je n’existais pas. Leur réaction n’a pas tardé ; des deux, c’est elle qui a crié le plus fort :

  • Régis !… Non, mais qu’est-ce qui te prend !?… A ton âge…

J’ai voulu décamper mais il s’est montré plutôt rapide pour un jeune père encore grisé d’avoir deux jours plus tôt, coupé le cordon ombilical. Il m’a saisi avec vivacité et m’a secoué comme un prunier. A mon tour, j’ai hurlé. J’avais certes commis un acte répréhensible, mais ils l’avaient bien cherché, avec leur rejeton tout frais. Elle l’a calmé avant que la tension ne monte encore d’un cran entre lui et moi :

  • Arrête, je t’en prie, arrête !… Régis est un peu perturbé par la naissance, mais je suis sûre qu’il n’a pas voulu faire ce qu’il a fait. Laisse-le maintenant. Il a compris. Je vais nettoyer.

Sans dire un mot, il m’a laissé tomber sans ménagement sur la moquette que je venais de souiller. Je suis reparti dans la cuisine sans demander mon reste. Cette escarmouche m’avait en tout cas enseigné qu’elle éprouvait de la culpabilité à mon égard. C’était plutôt une bonne nouvelle.

Voilà trois jours que j’observe sans relâche les changements survenus dans la maison depuis leur retour. C’est sa Majesté César 1er qui désormais dicte le tempo. C’est lui qui impose sa vision des choses à tout le monde. Pas moyen de mener à son terme une sieste digne de ce nom avec ses hurlements de possédé. Quant à une nuit complète sans subir ses vocalises, n’y pensons même pas. Il braille dès qu’il a faim, et c’est une plaisanterie qui revient souvent. Monsieur César apprécie le comique de répétition. En gros, toutes les quatre heures, la panse du monarque réclame sa dose de lait maternel. Et si le ravitaillement ne s’effectue pas dans la minute, il monte encore le son. Jusqu’à l’insoutenable. Je la vois alors se lever, les yeux gonflés de sommeil, pour se diriger jusqu’à la chambre tapissée de bleu pastel où le monstre a élu domicile. Elle baille à fendre l’âme, pourtant, docile, elle lui offre son sein. L’autre goulu se précipite dessus sans même la remercier. Un rustre !

Je me fais discret pour la regarder. Elle ne m’inspire plus les sentiments qui ont longtemps été les miens à son égard, néanmoins, il demeure en moi comme un trouble lorsque je saisis chez elle de tels moments d’intimité. Appelons ça de la nostalgie…

Il est du reste possible que tout rentre très bientôt dans l’ordre ; le passé pourrait bien renaître. Le passé n’aspire qu’à cela finalement. Le passé n’a de sens qu’à travers sa prolongation dans un éternel présent. Normalement, César Premier vit ses dernières heures de pur despotisme. Il ne sait même pas l’idiot, qu’il a avalé son dernier repas voici une petite heure. Et avant qu’il ne vocifère pour un nouveau service, je vais lui couper définitivement l’appétit. En toute impartialité, mon tribunal s’est prononcé en faveur de la seule sentence possible…

La porte de sa chambre n’est évidemment pas fermée. Elle est juste entrebâillée. Il faut en effet que la soubrette puisse entendre les tout premiers mugissements du petit ogre affamé. Il faut qu’elle puisse intervenir dès l’amorce des récriminations, cette mère si parfaite. Qui sait, au matin, elle s’étonnera peut-être de n’avoir été réveillée qu’une seule fois durant la nuit ? Je doute qu’elle me remercie un jour pour ce que j’aurai accompli pour elle. Allons Régis, ne cherche donc pas la gratitude ! Approche-toi juste du berceau où dort d’un sommeil repu ce petit frère que tu as appris à haïr. Voilà, renifle maintenant. Flaire l’odeur de celui qui t’a évincé. Il est là, l’ignoble. Profondément endormi, délicieusement vulnérable. Il respire. Ses petits poumons se gonflent pour capter l’air de la pièce. Profitez-en petits poumons tout neufs ! L’air va bientôt se raréfier.

Sans même avoir répété mon geste, j’effectue un bond impeccable, à la fois souple et précis. Des fois je me dis mon vieux Régis qu’il y a bizarrement comme du félin en toi. L’autre n’a pas bronché, il roupille avec application. Comme je ne voudrais surtout pas qu’il prenne froid, ce petit frère si fragile, je lui propose une écharpe. Et l’écharpe, comble du chic, c’est moi ! Une écharpe toute douce et toute chaude, en authentiques poils de chihuahua.

C’est la première – et la dernière fois – que nous partageons un même lit. Entre « frères », il est vrai que cela se fait. Je me couche sur ton visage, petit frangin. Là, c’est bien. Tu vas voir, ce ne sera pas long. C’est juste pour une petite sieste. Oh, je sens que tu cherches à remuer pour trouver une position plus confortable !… Attends, je vais me pelotonner davantage tout contre ton petit nez. Là, c’est mieux comme ça ?… Tu essaies de gigoter, hein ? Prends patience, le sommeil va revenir. Rassure-toi, cette fois, ta maman ne va pas te réveiller pour que tu te goinfres de son lait. Cette nuit, il n’y a que moi pour te tenir compagnie. Moi, le petit Régis auquel paraît-il, il ne manque que la parole…

Ce que tu peux être vigoureux tout de même ! Heureusement que j’appuie de tout mon poids, car sinon, je crois bien que tu parviendrais à hurler et à ameuter tout l’étage. Tu vois, même si je ne pensais pas que la mort subite du nourrisson pouvait contenir des phases aussi interminables, je suis heureux de m’être confronté à un adversaire tel que toi. Mais c’est ainsi, il ne peut pas y avoir de place pour deux dans cette maison. L’un de nous est de trop, et ce n’est pas moi. Je suis l’aîné après tout, et le droit d’aînesse, ce n’est pas rien !… Là, c’est bien, je vois qu’après un tout dernier soubresaut, tu renoues enfin avec le sommeil profond. J’espère que tu rêves de tétées d’exception, mon cher petit frère. Je te laisse, j’emporte juste un peu de ta bave de défunt sur mon pelage. En souvenir. Ne t’inquiète pas, je nettoierai. De mon côté, j’espère simplement que je n’ai pas laissé de poils sur ton oreiller. Ce serait gênant. Allez, je te quitte, il faut que j’aille terminer ma nuit dans mon panier. Je n’ai pas l’honneur d’avoir une chambre, moi !

Ah, je tenais à te dire qu’à partir de maintenant, il n’y a plus de « Régis »!… Adieu les rois de pacotille ! Je pense que « Rex » me va beaucoup mieux.

5 commentaires sur « Régis (zi haine deux) »

  1. « Immonde Houcq » !!! La fin m’est brutalement revenue en mémoire dès la reprise de ma lecture, et je n’en ai que plus apprécié le choix de tes mots qui laissent si longtemps planer le doute. On ne flaire rien de l’épilogue, et pourtant tu nous mets plusieurs fois et insidieusement la puce à l’oreille !! …
    Un texte féroce …

  2. Ce Régis ne m’était pas inconnu, sauf un épais brouillard vers la fin, un seul mot et tout se transforme grâce à Albert !. Bonne année avec plein d’embûches de la même veine !

  3. Régis est un con, ça, c’est un fait établi depuis que les Nuls se sont chargés de nous en prévenir…
    Mais tu nous démontres qu’il est aussi un chien de la casse, et avec une écriture aussi acérée que ses dents.
    Qu’il a drôlement longues pour un chihuahua !

    Une relecture qui n’altère pas la cruauté de ce méchant petit conte 🙂

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