Aujourd’hui, Michel, nous célébrons un anniversaire. Un anniversaire qui n’a rien de joyeux, puisqu’il s’agit de l’offensive du Chemin des Dames, démarrée à la mi-avril 1917. Il en résultera une épouvantable boucherie – 147 000 soldats français mis hors de combat, dont 40 000 morts, en seulement deux semaines, excusez du peu !… Il est certain que le premier conflit mondial a produit beaucoup d’horreurs similaires ; la vie d’un soldat n’étant que quantité négligeable aux yeux des tenants de l’offensive à outrance, qui était la stratégie de l’armée française. Mais cette attaque mal préparée (euphémisme !) fut peut-être, l’offensive de trop. Puisqu’elle entraînera des mutineries qui se répandront – si j’ose dire – comme une traînée de poudre. On comptera jusqu’à 40 000 mutins sur tout le front.
Les poilus ont alors le sentiment d’être ramenés au rang de la chair à canon, d’être sacrifiés pour rien, ou pire encore, pour les intérêts d’une poignée de profiteurs de guerre – les industriels de l’armement en tête. Les fantassins qui survivent dans des conditions effroyables depuis près de trois ans, ne supportent plus l’incompétence de cet état-major qui les regarde distraitement à la jumelle se faire truffer de plomb par les mitrailleuses allemandes.
Je te propose un petit détour par le « Jaurès » de Jacques Brel, pour prendre le pouls de cette époque, avant de continuer plus avant ce dixième à-coup fan.
Si par malheur, ils survivaient
C’était pour partir à la guerre
C’était pour finir à la guerre
Aux ordres de quelque sabreur
Qui exigeait du bout des lèvres
Qu’ils aillent ouvrir au champ d’horreur
Leurs 20 ans qui n’avaient pu naître
Il est sûr que depuis août 14, les sabreurs ne manquent pas dans le camp qui veut reprendre l’Alsace-Lorraine à Guillaume II, l’empereur en casque à pointe. Il y a bien sûr le Maréchal Joffre. « Joffre », comme j’offre une tournée générale…d’allers simples pour le cimetière militaire. Et puis, il y a Nivelle aussi. Nivelle qui, artilleur de formation, vous nivelle précisément le terrain à coups d’obus. Nivelle qui a, si habilement conçu, le plan de ce désastre absolu que sera l’attaque du Chemin des Dames.
Le bougre présente bien. Il a une belle prestance et un sacré bagout. Il sait parler à l’oreille, non pas des chevaux, mais des politiques. Mais, de bavardages intempestifs en imprudences verbales, il n’y a pas loin. Ainsi, alors que la réussite de son plan repose sur le secret, Nivelle parle tant et tant de son plan génial pour percer le front au Chemin des Dames que bientôt, le tout Paris connaît la stratégie dans ses moindres détails…. Et les Allemands itou. Que veux-tu, Michel, le Teuton est prévoyant et déteste les surprises. C’est génétique…
Pas d’attaque-surprise ? Pas grave, il y aura attaque quand même, sur des positions ennemies qui auront été consolidées. Et tant qu’à faire, sur un terrain des plus inadéquat pour une attaque. Les Allemands sont perchés sur un plateau – le fameux Plateau de Craonne – dont les pentes sont très escarpées… et les Français pataugent tout en bas dans la boue. Autant dire qu’un assaut dans ces conditions, vers des positions quasi-imprenables ne peut être que voué à l’échec. Tout esprit sensé le remarquerait d’emblée. Simplement en jetant un bref coup d’œil au terrain. Un esprit sensé, certes, mais pas un général en chef de l’armée française !
Malgré l’hécatombe des premières heures, Nivelle s’obstine à lancer ses vagues de futurs cadavres vers le plateau où les mitrailleuses allemandes ont fait leur nid. Rappelle-toi, Michel, nous sommes au printemps…
Comme si le but de la manœuvre du gars Nivelle consistait en fait à saigner à blanc son propre camp. On connaissait le « nivellement par le bas », en 1917, était institué le « nivellement par l’absurde ».
On pourrait en rire bien sûr, si autant de morgue militaire et de dédain imbécile ne s’étaient pas traduits par tant de vies fauchées pour rien. La réponse amère des hommes de troupe massacrés par milliers, à la stupidité bornée du Général Nivelle, aura été une petite chanson. Il paraît qu’en France, tout finit par des chansons. C’est sans doute vrai aussi, quand la fin ne fait plus l’ombre d’un doute, et que l’on va chercher le réconfort ultime dans une pauvre ritournelle…
Les paroles de La Chanson de Craonne ont été écrites dans cette atmosphère de désastre total qu’aura été le Chemin des Dames. Ses paroles ont été greffées sur une valse à succès de l’avant-guerre. Le contraste qui en émerge est saisissant entre cette musique entraînante bien que nostalgique, et les mots au pessimisme consommé.
Adieu la vie, adieu l’amour
Adieu toutes les femmes
C’est bien fini , c’est pour toujours
De cette guerre infâme
C’est à Craonne sur le plateau
Qu’on doit laisser sa peau
Car nous sommes tous condamnés
Nous sommes les sacrifiés
Pessimisme de « fond du trou », bien sûr. Mais aussi, petite chanson empreinte de ressentiment envers ceux qui ne risquent pas leur vie face à l’ennemi, et chansonnette lourde de menaces, quand l’appel à la mutinerie s’affiche sans fioritures :
Ceux qu’ont le pognon, ceux-là reviendront
Car c’est pour eux qu’on crève
Mais c’est fini car les trouffions
Vont tous se mettre en grève
Ce sera votre tour, messieurs les gros
De monter sur le plateau
Transmise de bouche à oreille de poilu, La Chanson de Craonne ouvrit la route à la désobéissance, à travers toute la ligne de front. Le haut-commandement s’en arrachait les poils de ses moustaches, et interdit bien vite que l’on chante dans les tranchées, cet appel à la rébellion. Il est sûr qu’il était plus entraînant de se faire trouer la peau sur l’air de Viens Poupoule !… Comme le haut-commandement n’en était pas à une bassesse près, une prime rondelette et le retour à la vie civile avait été offerts à celui qui en dénoncerait l’auteur. Un fiasco de plus, car cet auteur anonyme ne sera jamais trahi par ses camarades de combat.
A mettre en lien avec le film « Les sentiers de la gloire » de Stanley Kubrick. On y voit un état-major droit dans ses bottes, incapable de reconnaître ses lourdes erreurs de commandement qui tournent au pur cynisme, et qui s’achèvent par trois fusillés pour l’exemple. Sorti en 1957, le film sera interdit de projection en France… jusqu’en 1975.
Allez, on écoute « La Chanson de Craonne »…
La version audio de cet à-coup fan est à portée de mulot ici. Il est toutefois vivement conseillé d’écouter l’intégralité de l’émission. Il y a plein de belles suggestions à y glaner. Comme d’hab !
A Craonne ou ailleurs, hier ou aujourd’hui, combien de sacrifiés si vite oubliés ? :-(((
Bel hommage. Nécessaire …