Il regarde les flammes, fasciné. Ce ne sont pas celles d’un incendie, ni même celles d’un feu de cheminée. Mais il ne parvient pas à en détacher son regard. Comme si sa vie en dépendait. Pourtant, ce ne sont que les flammes de deux insignifiantes bougies. Deux pauvres petites bougies dont les flammes tanguent dans le courant d’air, à l’image de danseuses qui se trémousseraient sur un air langoureux. Et lui les fixe jusqu’à friser l’hypnose. Il quitte même son banc pour en ajouter une troisième. Il en approche la mèche de l’une des bougies déjà allumées, puis la rive à l’un des supports mis à la disposition des fidèles accros aux ex-voto. A peu de frais, il a créé une trinité de paraffine. La crainte, la trouille et la sainte pétoche. Il se rassied.
Sans doute inspiré par la fonction du lieu, le voilà qui se met à murmurer. Du propos inaudible certes, mais de l’authentique murmure d’anxieux. Encore cinq minutes, et il va vraiment prier ! Il secoue la tête maintenant, se demandant ce qu’il fiche là, lui, l’athée notoire qui tout gamin, lâchait un “ crôaa ” instinctif en croisant le plus insignifiant ecclésiastique à bicyclette.
– Nom de dieu de nom de dieu !
Allons bon, le voilà qui verse dans le blasphème ! Serait-il donc incapable de trouver un juste milieu, d’arrêter son curseur sur une attitude prudente entre la ferveur insubmersible du dévot et la rage iconoclaste du briseur de bénitiers ?
Le voici en tout cas bien empêtré dans ses contradictions, notre Germain, garagiste de ce village de la France profonde le plus clair de son temps, et depuis une bonne semaine, recordman de l’angoisse à l’échelle du canton. Il se lève à nouveau, cette fois comme s’il avait été propulsé à la verticale par un ressort interne actionné à son insu. Germain tourne de pauvres yeux suppliants vers le premier saint statufié que capte son regard.
– Dîtes-moi que c’est pas vrai, hein ? Dîtes-moi que c’est pas possible un truc pareil !…
Son regard interroge le martyr qui a fait des heures supplémentaires à la Révolution, en ce temps où tout ce qui portait soutane avait cessé d’être en odeur de sainteté dans nos campagnes. Germain écarte les bras, les mains tournées vers le ciel de la nef, et s’immobilise. Le soleil de fin d’après-midi qui transperce le vitrail devant lui accroît l’ambiance mystique de la scène. Il vient juste de noter qu’il a adopté inconsciemment la posture du saint, mais que quelque chose cloche. L’autre avec ses mains tranchées à coups de sabre deux siècles auparavant lui ranime une vague de terreur au plus profond de son être. Il ne manquerait plus que son mimétisme avec la statue polychrome devienne réalité. Il en frissonne subitement, certain que les courants d’air n’y sont pour rien. Germain se dit que décidément ce n’était pas une bonne idée que de venir chercher un semblant de réconfort dans l’église du village. Parce que trop peu familier des lieux, trop peu au fait des rites et du protocole en vigueur.
Alors, il jette encore un œil à son trio de cierges allumés et se dirige la tête basse vers la sortie, abattu, les yeux absorbés par la contemplation passive du sol inégal et usé. De ces gros pavés rongés par le temps qu’il voit défiler au rythme de sa marche de déprimé. Il bougonne par pur réflexe, s’interrogeant sur les motivations du dieu farceur qui l’a conduit jusqu’aux portes d’une tragédie annoncée. Il en est sûr maintenant, notre Germain, il baigne jusqu’à la ceinture dans le tragi-cosmique. Et il redoute que le niveau ne s’en vienne lui monter à la gorge.
En sortant, il se retrouve nez à nez avec l’une des plus expertes bigotes du cru. Soprano autoproclamée lors des baptêmes et pleurnicheuse parfois convaincante pour les enterrements. La surprise ne dure que l’ombre d’un instant dans le regard de l’abonnée aux vêpres et aux mâtines. Elle gratifie Germain de l’un de ces sourires ambigus que tout barbouilleur cherche à reproduire depuis sa première confrontation à la Joconde. Moitié amusé et moitié revanchard, avec un zeste de triomphe mystique pour englober le tout. Elle le salue d’un hochement de tête. Imperceptiblement. Germain encaisse ce salut muet comme s’il avait pris une gifle. La grenouille de bénitier est bien trop heureuse d’avoir rencontré en son fief le plus païen des garagistes. Elle a de quoi alimenter les ragots jusqu’à dimanche prochain. Jusqu’à cette date désormais fatidique pour Germain. Encore trois longs jours d’angoisse en perspective ; Germain n’est pas certain de tenir jusque-là. Il va bien virer raide dingue si ça continue. Et il n’y a pas de raison que ça cesse. Quand tout commence à partir en quenouille, il y a peu de chance que ça s’arrête comme par enchantement.
A moins que la chance – ou plutôt la malchance – ne tourne enfin. Au dernier moment. Ses nerfs auraient été ainsi soumis à rude épreuve jusqu’au tout dernier instant, et puis, il finirait par triompher. Oui, ce serait un scénario rassurant. Mais pour cela il faudrait que Germain dispose encore d’un moral en acier trempé. Ce qui est loin d’être le cas ; car il rouille a vue d’œil son moral ! Le vent personnel de l’ami Germain semble encore et toujours orienté à la poisse. Sa rencontre à l’instant, sur le parvis, avec l’autre là, la chef de chœur des harpies de la paroisse, d’ailleurs ne l’atteste-t-elle pas ?
Et son mal de crâne qui revient ! Il somatise sévère, le Germain depuis une bonne semaine. Il a beau se gaver d’antalgiques, rien n’y fait. Il y a même des jours où il est pris de tremblements nerveux, d’aigreurs d’estomac, sinon de coliques. Il va finir par laisser pas mal de plumes dans cette histoire…
C’est vrai qu’à bien y réfléchir, c’est proprement insensé ce qui lui arrive. Sur le papier, c’était du tout cuit. Il allait rafler la mise. Beurre, argent du beurre, sourire de la crémière et tutti quanti ! Et puis, à l’arrivée, c’est une tout autre chanson qu’un hasard facétieux est en train de lui chanter.
Et tout ça pourquoi ? Tout ça parce qu’il a écouté les sirènes de la mode. Parce que l’on ne parle plus que de cela depuis des mois, et qu’à force de le lui rabâcher, le message a fini par entrer dans sa caboche tandis qu’il déposait un moteur ou remplaçait un pot d’échappement. Arrangée à toutes les sauces, débordant de son transistor, placardée sur n’importe quel paquet de lessive ou sur la moindre bouteille de lait, elle a envahi le quotidien. Il s’attend parfois même à la trouver étiquetée sur ses boulons de huit ! Qui donc ? Mais la Coupe du Monde de foot évidemment ! Zeu Weurld Keupe pour les inconditionnels de la version originale.
Il n’y a plus aucun problème dans le vaste monde depuis près d’un mois. Depuis que la terre entière court après un ballon par équipes nationales interposées. Oubliée la fonte de la banquise, mis en sourdine le terrorisme international, sans intérêt ces conflits larvés autant que séculaires, envolée la crise économique ! Anesthésie générale et amnésie universelle. Par contre, sur le devant de la scène médiatique, sur son arrière et même jusque dans ses coulisses, la Coupe du Monde est là. Omniprésente, triomphale, occultant tout le reste. Germain en est quasiment sûr, même les victimes de famines endémiques doivent désormais se nourrir de corners et de surface de réparation.
Alors que chacun se passionne et vibre pour les porteurs de son misérable fanion national, notre Germain se morfond et dépérit. Il est vrai que tout le monde n’a pas parié jusqu’à sa dernière chemise sur le résultat final. Car il en est là, Germain le garagiste. Il en est là. Et tout ça parce qu’il a cru déceler une opportunité dans cette satanée coupe du monde. Il y a vu la possibilité d’un petit coup de pouce aux affaires pas toujours florissantes de son garage. Sauf que l’événement mondial du moment risque bien de l’acculer à la ruine !
La suite au choix :
soit le 15 juillet 2018, à 11h00, et à La Bouilloire Volante, à St Remy la Varenne (voir l’affiche à la rubrique Premières Mondiales),
soit plus tard (date non arrêtée), sur ces mêmes pages…
J’espère que tu publieras la suite pour les malchanceux-ses qui ne pourront pas venir l’écouter, non pas pour cause de finale de foot (dieux m’en gardent !!!!) mais pour cause de distance.
Par contre, en te lisant, j’ai soudain entraperçu mon salut ! Oh cette église enténébrée, aux larges murs suintant de toutes les ferveurs (et de tous les bâillements), âcrement odorante de cire et d’encens mêlés, aux pavés qui luisent d’humidité éternelle … mais oui !!! oh mais qu’il doit faire BON dans cette église : Dieu a inventé la clim … Je cours à confesse. A + !!
Ta description est effectivement si évocatrice que je ne m’étonne pas qu’une hérissonne ait souhaité s’y baigner cet été !
Et les affres et tourments de ce pauvre Germain nous tiennent en haleine.
Bravo.