Le texte qu’elle lisait sur son écran la décevait. Il y avait bien les illustrations qui donnaient un soupçon de vie à un récit assez morne, mais l’ensemble restait inopérant à la captiver. Toutes les trois minutes, elle réprimait un bâillement. Elle aurait pu changer de centre d’intérêt, mais elle ne savait pourquoi, elle s’obstinait. Comme si elle rêvait d’y débusquer de quoi occuper la nuit de veille et d’ennui qui débutait. Cette garde qu’elle montait auprès des plantes mutantes de la ferme-laboratoire s’annonçait longue, sinon interminable. Elle n’attendait qu’une chose, revenir à l’horaire de la journée. Au moins, dans la journée, elle n’était pas toute seule dans la ferme. Elle pouvait échanger quelques mots avec ses collègues au détour d’un sac d’engrais ou d’une fiole jaugée.
Dans moins d’une heure, il lui faudrait aller nourrir ses légumineuses préférées dont l’appétence pour l’azote n’allait qu’en s’amplifiant. La faim des haricots était en effet redoutable. Si elle tardait à leur distribuer leur pitance, ils braillaient comme une horde de putois. Certes, l’espèce était éteinte depuis près d’un siècle, mais au moins l’imaginaire populaire conservait-il du mustélidé le souvenir. A travers le bestiaire qu’il renfermait, le vocabulaire usuel était devenu la dernière et la plus vaste réserve naturelle du monde.
En attendant l’heure de nourrir ses fayots, elle tuait le temps en parcourant la prose d’un docteur en histoire médiévale…
A bien y réfléchir, elle se demandait ce qui l’avait poussée à entreprendre ce genre de lecture. La curiosité ? Pas sûr. L’attrait pour l’histoire avec une majuscule ? Guère plus probable. Néanmoins, l’humanité – ou ce qu’il en restait après les épidémies de grippes poissonnière puis fruitière du milieu de XXIIème siècle – en était arrivée à tant s’engluer dans le futurisme, que désormais son présent s’apparentait à tout sauf à un cadeau. Par voie de conséquence, la recherche frénétique de racines commençait à en motiver certains, voire incarnait pour d’autres une urgence incontournable.
Aussi, avait-elle entrepris la consultation de cette thèse sur la chevalerie. Un ouvrage assez technique au demeurant. On y décrivait tout l’attirail utilisé par ces soi-disant preux chevaliers. Comment ils harnachaient leurs montures ou fourbissaient leurs armes. Et quel était l’équipement en vigueur aux XVème et XVIème siècles, que ce soit pour faire le mariole lors d’un tournoi ou convoler avec la Grande Faucheuse à Marignan. L’auteur lui racontait tout, ses heaumes et ses hauberts, ses cottes de mailles et ses salades. Elle avait tout de même appris une chose : la salade était une sorte de casque. Mais ça faisait peu pour s’enthousiasmer. Et puis, c’était si loin le Moyen Âge et la Renaissance…
Elle se souvint soudain qu’elle n’avait pas encore effectué ses prélèvements de sol. Elle s’était juré de le faire au début de son service, mais sa mémoire lui jouant des tours, elle avait oublié. Elle ôta ses lunettes à triple foyer et les posa près de son ordinateur. Elle se dressa en moins d’une minute, saisit fermement son déambulateur et s’éloigna vers la zone où malgré tous les efforts du personnel de la ferme, rien ne poussait.
Pourtant, tout ou presque avait été tenté pour tirer quelque chose de ce sol. On l’avait aspergé de nitrates, de phosphates, de permanganate même. En vain. C’était comme si la terre faisait sa cabocharde et refusait tout simplement d’être exploitée. Même après des siècles et des siècles de domestication du vivant, la biologie refusait de devenir une science exacte.
Elle entreprit ses carottages à la tarière manuelle. Depuis quelques années, elle éprouvait quelque peine à manœuvrer l’outil. Il était sûr que nonobstant les progrès de la science, l’on ne pouvait raisonnablement afficher une indéfectible fougue à quatre-vingt-dix-sept ans.
Elle exhuma enfin ses échantillons qu’elle plaça dans de petits sacs soigneusement étiquetés. Des échantillons qu’elle mettrait ensuite au four pour atteindre la minéralisation. Elle broierait le tout lorsque les carottes seraient cuites, et rechercherait si par hasard l’un des oligo-éléments rencontrés habituellement dans le sol ne jouait pas les trouble-fête.
La cuisson lancée, elle revint à ses chevaliers. Elle chaussa ses lunettes de taupe cacochyme et continua sa lecture. Elle apprit cette fois force détails sur la vie quotidienne de ces nobles gaillards qui, débarrassés de leur panoplie guerrière, enfilaient l’apparence du gentilhomme pour le dîner. Ils se poudraient alors le nez et se parfumaient, mais surtout ne répandaient pas une goutte d’eau à la surface de leur épiderme. La phobie hydrique. Elle ricana un instant en se demandant si de temps à autre, et pour d’obscures raisons esthétiques sinon superstitieuses, ces vaillants hydrophobes ne sucraient pas les fraises qu’ils portaient autour du cou.
Un épouvantable bruit de ferraille malmenée la fit subitement sursauter. Elle porta la main à sa poitrine. Le souvenir de ses deux infarctus restait vif. Sa greffe avait été un succès, mais elle demeurait inquiète. Même si c’était pour ainsi dire le cœur léger, qu’elle avait repris le travail six mois plus tôt à la ferme-laboratoire. De toute façon, elle n’avait guère eu le choix puisque l’âge de la retraite venait d’être repoussé à cent-trois ans.
Le vacarme s’intensifiait. Il semblait provenir de là où elle avait procédé à ses carottages. Elle se hâta autant que ses vieilles jambes le lui permettaient. L’angoisse montait en elle. Que ferait-elle si elle se trouvait nez à nez avec un rôdeur ? L’un de ces incurables écologistes qui écumaient les environs et qui vous ravageaient une couvée d’aubergines transgéniques en deux coups de cuiller à pot.
Aussi tremblante qu’un archéo-mouton, elle pénétra dans la serre au sol stérile. Elle crut défaillir en apercevant l’auteur du raffut. Un type en armure en tout point semblable à ceux qu’elle avait pu voir sur son écran, se tenait là. Au beau milieu de la parcelle. Elle serra plus fort la tarière contre elle, se demandant si l’engin parviendrait à percer le blindage de l’intrus. Son pauvre cœur battait à tout rompre.
Quand l’apparition souleva la visière de son casque, elle poussa un cri. Elle laissa tomber la tarière et se cramponna à son déambulateur. C’était trop bête de succomber sur son lieu de travail si près de la retraite !
Mais le quidam ne paraissait pas hostile ; il lui souriait. Son sourire était certes fragmenté en raison de vides pratiqués çà et là dans sa dentition, mais il lui souriait. Elle esquissa elle aussi un rapide mouvement des lèvres. Lorsqu’il fit un pas dans sa direction, elle ne s’éloigna pas. Elle lui trouvait finalement une certaine prestance. Et puis, même s’il avait quelques siècles de plus qu’elle, leur différence d’âge n’était que vue de l’esprit.
Le cœur d’artichaut qu’elle avait dans la poitrine lui commanda de tendre la main vers cette opportunité surgie des temps anciens. Elle se dit alors que ces exo-greffes constituaient vraiment un sacré progrès.
Oh oh !! Voici un télescopage temporel et métallique, armure contre déambulateur, qui augure une suite fracassante tout aussi caustico-humoristique que le début de cette histoire futuriste. Bravo ! (et ce t sur l’artichaut sonne pour moi comme un point sur le i ;-))
Mais enfin, il n’y a pas de CHSCT dans cette boîte ? A 3 ans de la retraite, elle a le droit, oui, je dis bien le DROIT, à un déambulateur sur coussins d’air. Des gens se sont battus, pour ça. Si, si ……..
Je m’inscris pour connaître la suite, sieur Albert. Et sachant que je n’attendrai pas 107 ans !
PITIE je ne veux pas être cryogénisée pour connaître ce siècle de malheur : grippes poissonnière et fruitière et retraite à 103 ans !!! C’est un cauchemar.
Toutefois je meurs d’envie de connaître la suite et, comme CACHOU, je n’attendrai pas d’avoir l’âge de Jeanne Calment 🙂