A-coup fan 29 février 2024

Eh bien, Michel, j’ai comme la sensation que notre collaboration dans cette émission tourne un peu à la partie de ping-pong ! Le match a commencé voici tout juste un mois. J’avais alors choisi en guise d’à-coup fan, un titre de Bob Dylan interprété par les Rolling Stones. Un titre taillé sur mesure pour ces mauvais garçons du rock, puisqu’il s’agissait de « Like a rolling stone ». Or, tu m’as confié que mon mini hommage personnel à Bob Dylan t’avait donné l’idée, pour aujourd’hui, d’un spécial « Qu’est-ce que vous me chantez là ?» consacré à ce quelque peu turbulent Prix Nobel de littérature.

Aussi, suis-je tenté de reprendre la balle au bond, et d’ouvrir en quelque sorte, un nouveau front. Et quelle ouverture, mon ami !… puisqu’il s’agit de faire référence – que dis-je ! – allégeance, à un « pape du blues » en la personne de M. Robert Johnson. Car si ce vieux Bob – non, Michel, je ne parle pas d’un chapeau censé éviter la surchauffe crânienne par temps caniculaire ! – ce vieux Bob Dylan donc, en a inspiré plus d’un(e), que dire de Robert Johnson !… Tiens, au fait, encore un Bob.

Un petit gars du Mississipi dont le jeu de guitare et les chansons ont amené des guitaristes de renom – et blancs pour la plupart – à reprendre ses blues de derrière les fagots. Je citerai en vrac, Jimmy Page, Keith Richards, les sudistes de Lynyrd Skynyrd qui pourtant ne semblaient pas enclins à considérer un Noir comme leur égal, et puis bien sûr, Eric Clapton – le plus Noir des bluesmen Blancs. Tous ces petits gars jamais manchots avec une guitare entre les mains ont ainsi repris les succès de Robert Johnson, notamment Love in vain, Sweet home Chicago, ou encore Crossroads, choisi pour ce nouvel à-coup fan.

Crossroads – autrement dit « le carrefour » – véhicule avec lui une vieille légende urbaine selon laquelle Robert Johnson aurait vendu son âme au diable en l’échange d’un vrai talent de guitariste lui apportant la gloire, et l’argent qui souvent va avec, éléments facilitateurs de l’existence qui jusqu’alors le boudaient avec ostentation. Certains musiciens se payaient même ouvertement sa tête, l’invitant fermement à arrêter de jouer de la guitare.

Vexé – on le serait à moins – notre petit Robert décide de tourner la page (celle-là, Tonton Albert, tu aurais pu t’en passer…), travaille son jeu à fond et fait des progrès fulgurants, à tel point que les railleurs de naguère révisent leur jugement et adulent le nouveau virtuose. Que s’est-il donc passé pour aboutir à un tel revirement ?

Johnson joue délibérément sur la note du mystère pour l’expliquer. Dans un Sud des Etats-Unis encore fortement imprégné des légendes importées d’Afrique de l’Ouest par les esclaves arrachés à leur terre natale, il est assez aisé à Johnson d’évoquer Papa Legba, le maître du destin dans la religion vaudoue. Un Papa Legba qui a aussi pour pseudonyme « Maître Carrefour » ; tiens, comme c’est bizarre… Un esprit pas forcément bienveillant que la religion chrétienne identifiera au diable en personne. Brrr !…

S’il est notoire que le diable se cache dans les détails, il lui arrive aussi de se planquer aux carrefours. Du reste, auditrice, auditeur, tu auras sans doute remarqué lors de tes randonnées pédestres que les croisements sont souvent ponctués de calvaires et autres empreintes christianisées, afin d’éloigner autant que possible, l’esprit malin aux pieds fourchus. Là, on est davantage dans la tradition rurale que dans la légende urbaine, néanmoins, de tout temps, les voyageurs ont considéré que l’arrivée à un croisement de routes (la fameuse croisée des chemins) n’était pas sans risque. Rien que la décision consistant à prendre la bonne direction se charge d’incertitude, en ces temps où le GPS n’est même pas imaginable.

Mais revenons à Robert Johnson qui soi-disant s’est égaré par une nuit sans lune au milieu de rien, et finit par se retrouver à un carrefour, plus ou moins somnolent et aux prises à une hallucination. Alors qu’il s’est recroquevillé au sol dans l’espoir de trouver le sommeil, une ombre gigantesque le domine et s’empare de sa guitare, en joue quelques notes admirables avant de lui restituer l’instrument et de disparaître.

Sentant qu’il possède là un vrai sujet de chanson, Robert Johnson écrit Crossroads Blues, un texte où il mêle foi et autobiographie. Autobiographie, car il parle d’un bluesman de ses amis, Willie Brown, et de lui-même, le pauvre Bob snobé par les autres musiciens comme par le public.

Nobody seem to know me, babe, everybody pass me by

Nul ne fait mine de me connaître, et ils ont tous bien plus de succès que moi

Aussi, la foi peut-elle apporter le réconfort et incarner une issue :

I went down to the crossroad, I fell on my knees

Asked the Lord above, « Have mercy, now, save poor Bob if you please »

J’ai erré jusqu’au carrefour et je suis tombé à genoux
J’ai supplié le Seigneur dans les cieux : « Aie pitié de moi, sauve le pauvre Bob


Mais comme je l’ai laissé entendre précédemment, la divinité qu’il va rencontrer à ce satané carrefour, n’est pas celle qu’il appelait de ses vœux :

I got the crossroad blues this mornin’, baby, now I’m sinkin’ down

J’ai attrapé le blues de la croisée des chemins ce matin, et voilà que je m’effondre

Mandatée par le diable, la mort n’a d’ailleurs pas traîné à venir chercher Robert Johnson. Celui-ci enregistre « Crossroads Blues » à la toute fin de 1936 pour décéder 1 an et demi plus tard, dans des circonstances mystérieuses – vraisemblablement empoisonné par un mari jaloux. Mais notre brave Bob gagne ainsi son entrée dans le club très sélect dit des 27. Il en est même sans doute le membre fondateur, puisqu’il est mort en 1938. Alors, hein, entre nous, Brian Jones qui passe pour celui qui a lancé cette mode passablement macabre, n’a été retrouvé macérant dans sa piscine que trois décennies après la disparition de Robert Johnson.

Mais, bon, il est temps d’écouter une version « claptonienne » de Crossroads qui, évidemment, réserve une place de choix aux guitares. C’est parti !

Un petit ajout pour faire la jonction ou la transition avec l’autre Bob du jour. Cette histoire de brader son âme au diable, ça me fait penser à un vers de Dylan : Sometimes Satan comes like a man of peace.

La version audio (ou « audible », au choix) de cet à-coup fan est disponible en allant faire un tour par ici. Je ne saurais trop vous conseiller d’écouter l’intégralité de l’émission, et pas seulement ma modeste chronique, car l’ami Michel Boutet nous a concocté de bien belles surprises… dont une version de « Crossroads » différente de celle figurant ci-dessous.

                                                          

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