Eh oui, je dors toujours aussi mal, et je reviens par conséquent avec encore des poches sous les yeux !…L’insomnie et moi formons un couple solide. Mais cet attachement ne présente pas que des inconvénients, puisque cela me permet de bouquiner pendant que toi, lecteur, lectrice, tu dors du sommeil du juste, … Lire et lire encore, pour découvrir parfois de bien bonnes feuilles.
D’aucun(e)s pourraient d’ailleurs dire que lire c’est comme dormir, mais quand même « En moins bien »… Ce qui m’offrirait une transition toute trouvée, car le roman dont je voulais te parler aujourd’hui, lectrice, lecteur, s’intitule précisément « En moins bien ».
Et en dépit de son titre qui ne laisse augurer pas grand-chose de bon, c’est un excellent bouquin. Selon mes propres critères de lecteur, bien évidemment… « En moins bien » est le premier roman qu’a écrit Arnaud Le Guilcher. Un fort joli coup d’essai. Je ne connaissais pas l’auteur, mais la quatrième de couverture s’est avérée des plus convaincante. On y lit en effet :
Si Ionesco et Pierre Desproges avaient eu un fils ensemble, ils l’auraient appelé Arnaud Le Guilcher.
Et je serais tenté de renchérir en disant que Boris Vian aurait pu en être le parrain ! Avec ce genre de filiation, j’aborde le bouquin avec un présupposé plutôt favorable. On se doute un peu que l’absurde – au sens littéraire et noble du terme, rien à voir avec des délires de dictateur post-soviétique – sera au rendez-vous. Et le tragi-comique lui emboîtera le pas, sans tarder.
Le tout début donne d’ailleurs le ton :
Au moment où je lui passais l’alliance, le maire a éternué. C’était un homme plutôt balèze. Ça a tonitrué. On a cru à un attentat. On s’est dit : C’est Pearl Harbor, c’est Ground Zero »… Il en a mis partout, le salopard…. Darius prenait une photo pile-poil à cet instant : Emma et moi, le maire nous crachant dessus, et la bague se cassant la gueule. Je ne sais pas ce que Darius a foutu avec son appareil, mais c’est la seule photo nette du mariage.
Un sacré présage, pas vrai ? Pas vraiment une bénédiction… Surtout en ces temps de Covid…Bref, c’est un destin farceur qui s’invite à la noce. Cela m’a aussi évoqué la scène du mariage dans « Voyage au bout de l’enfer » de Michael Cimino, où une goutte de vin tombe, toute discrète, sur la robe de la mariée, au moment où les tourtereaux boivent à la même chopine, dans le cadre d’un rituel digne de Roméo et Juliette. Une goutte se faisant oracle de malheur que personne ne voit.
Sauf la caméra. L’œil du destin, en quelque sorte.
Chez Arnaud Le Guilcher, les signes avant-coureurs vont plutôt s’exprimer au travers d’analogies entre les situations, pour aboutir à un tragi-comique de répétition. Couramment, l’on dit qu’à force de voir les événements se répéter, l’histoire finit par bégayer. Dans « En moins bien », les situations qui partent en quenouille s’associent dans une sorte de contagion. Comme si un sillon était tracé, et que fatalement, on ne pouvait faire autrement que de tomber dedans. C’est ainsi que notre narrateur – qui est un looser professionnel – s’est montré plutôt mal inspiré dans le choix de sa villégiature pour son voyage de noces. Eh non, ce n’était pas Venise ! Franchement pas…
Mais une station balnéaire de la côte californienne où il n’y a pas grand-chose à faire à part s’ennuyer ferme, et où les femmes quittent leur conjoint. C’est la mésaventure qu’a subi le tenancier du site ; un site ô combien idéal sur prospectus, mais ne supportant guère l’épreuve de la réalité. C’est aussi le déboire qu’a connu un touriste allemand. Sa moitié s’est entiché d’un surfeur encore plus sexy que dans ses fantasmes les plus fous. Raison suffisante pour abandonner sans sommation, le mari et leurs deux jumeaux âgés de quatre ans, pour une nouvelle vie autrement plus trépidante. L’époux n’a pas vraiment supporté cette fuite précipitée, et depuis, là où sa douce l’a quitté, il tourne.
Comment ça « il tourne » ? t’interroges-tu, lectrice, lecteur.
Eh bien, il arpente dans un sens, puis dans l’autre, les quelques centaines de mètres-carrés de plage sur lesquels la rupture a été consommée. Il s’est juré de tourner jusqu’à ce que la fugitive revienne, en murmurant – des fois en hurlant – le prénom de son aimée. Il tourne sur lui-même, tel un hamster dans la roue de sa cage. Sauf que lui, il fait ça au grand air. Mais j’y reviendrai plus loin.
La fraîche épousée du narrateur suivra grosso modo la même voie. Quand, après avoir passé un temps certain au bistrot, notre looser préféré revient au bungalow qu’il a loué pour une semaine d’amours torrides, il constate que sa belle Emma s’est envolée. Pas un mot d’adieu. Juste l’alliance laissée sur le chevet. Rideau sur ce mariage-express. Il va lui falloir encaisser le choc, à grandes lampées de bière tiède – mais sans résultats probants – avant de tenter diverses stratégies destinées à faire revenir la belle dans ses bras. Pour faire court, en bon looser, le héros ne parviendra qu’à faire se succéder les plans foireux. Et si encore il s’évertuait à tenter de gérer ses déboires conjugaux ! Mais non, doué d’une certaine intuition, il subodore qu’une catastrophe ne le concernant pas directement est sur le point de se produire. Et soudain, se sentant enfin responsable, il cherche à prévenir les crises… Pour mieux les provoquer. Ce qui s’avère un classique du genre.
Mais revenons à notre Allemand échoué sur la plage comme une baleine en panne de sonar. Ce personnage va constituer l’intrigue secondaire du roman, car son état d’intense désespoir amoureux ne tardera pas à attirer l’attention de la presse locale, toujours avide de « chiens écrasés ». Son portrait placardé en grand format à la une du quotidien du coin, et voilà que de local, ce non-événement va se métamorphoser en scoop national, grâce au direct de la télévision. Une belle occasion pour Arnaud Le Guilcher de nous décrire par le menu, ce que peut fabriquer concrètement l’emballement médiatique. Le fameux effet-domino ou effet-papillon, comme vous préférez. Avec toutes les dérives qui vont avec : Voyeurisme, invasion de touristes en mal de sensations, business opportuniste, amorce de secte, etc, etc… Débordements que notre protagoniste – lui aussi en pleine métamorphose – cherchera à canaliser, avec cette poisse qui lui colle à la peau autrement mieux que son épouse. Bref, on ne se refait pas.
Voilà en gros pour l’intrigue, qui au fil de la narration, évolue de la blague de potaches à la tragédie. Les moments les plus drôles ne font que dissimuler le drame qui est là, lui aussi, tapi dans un coin, et qui attend de mordre. Il est beaucoup question de perte dans « En moins bien », d’incompréhensions entre des gens qui s’aiment ou pourraient s’aimer, de l’amitié qui tient le coup contre vents et marées, de la vie qui ne fait pas de cadeau, mais qui offre de bonnes doses de rigolade comme des mojitos bien frappés. Pour faire avaler l’amertume.
Quant à la forme, j’avoue m’être délecté des métaphores souvent désopilantes dont Arnaud Le Guilcher ponctue son récit. Et total respect pour les références cinématographiques qui fourmillent tout au long de cette histoire : Les employeurs japonais du narrateur s’appellent Kurosawa, la reporter de la télévision se prénomme Rebecca comme l’héroïne du thriller d’Hitchcock, on convoque Truffaut et Cassavetes au fil des pages. Et puis, pour faire bon poids, le spectre de Charles Bukowski rôde au comptoir ou sur la plage. Et les Rolling Stones assurent la bande son. Que demander de plus ?…
Ami lecteur, amie lectrice, tu me suggères « Charles Aznavour » ? La proposition est retenue, et dans ce cas, j’ajoute un sous-titre au roman de Le Guilcher : « Mes amis, mes amours, mes emmerdes »….
Comme d’habitude, la version audio de cette chronique littéraire (et pour une fois, pas méchante pour deux sous) est accessible en allant musarder sur le « pot de caste » de Radio G!, si vous préférez une mouture dialoguée, surtout, ne vous en privez point ! Cela débute à 1’04 ». En plus, l’émission du jour était consacrée à une initiative fort noble destinée aux enfants présentant un handicap.
Et puis, un grand merci à l’amie Véro de m’avoir fait découvrir cet auteur.