A-coup fan du 15/02/2024
Il ne t’aura pas échappé, mon cher Michel, qu’hier, c’était la St Valentin. L’une de ces géniales trouvailles pondues par le marketing et le plus souvent importées du Donald Trump Land, destinées à vider nos poches des quelques euros que l’inflation nous aura miraculeusement laissés. Une aubaine, il faut bien le dire, pour les fleuristes, les marchands de lingerie affriolante et les gargotes recyclées le temps d’un soir dans les diners aux chandelles. Il va sans dire que cette tendance au grégarisme de la mi-février, digne de Noël où il est de bon ton de faire comme tout le monde, m’exaspère au plus haut point.
Cependant, j’ai pensé qu’il pouvait être pertinent de marquer l’événement par le biais d’une petite chanson que j’ai envie de dédier à tous les tourtereaux. C’est évidemment une chanson dans laquelle les protagonistes ne rigolent pas plus que cela. Sinon, n’est-ce pas, ce ne serait plus un choix estampillé « Tonton Albert ». J’ai une réputation à tenir, moi, Monsieur Boutet.
Et chez qui suis-je donc aller chercher la ritournelle du jour ? Chez quelqu’un qui s’y connaît en amours foireuses, j’ai nommé M. Jacques Brel. Ben oui, Michel, c’était tellement de circonstance que c’en devenait sans surprise. Du reste, le grand Jacques annonce tout de suite la couleur :
Bien sûr, nous eûmes des orages
Vingt ans d’amour, c’est l’amour fol
Ecoutez bien, les tourtereaux, là, on s’inscrit dans la durée. A contre-courant des statistiques qui soulignent combien les idylles s’avèrent dorénavant éphémères. Brel ajoute toutefois que 20 ans (notez qu’avec 2 ans de plus, on atteint perpète !), c’est « l’amour fou ». Une complète dinguerie, en somme. Sans doute faut-il être un tantinet cinglé(s) pour tenir si longtemps. D’autant qu’apparemment, ça n’est pas la joie dans ce couple.
Mille fois tu pris ton bagage
Mille fois je pris mon envol
Plus rien ne ressemblait à rien
Tu avais perdu le goût de l’eau
Et moi celui de la conquête
Oui, partir pour échapper à ce marasme. Et puis, se raviser, se contenter de faire semblant de partir. Comme si l’essentiel ne devait se résumer qu’à un affrontement permanent. Ah ça fait rêver !… Et Brel d’enchaîner (le terme n’est pas anodin, car il s’agit bien d’une ambiance carcérale), de dérouler non pas le tapis rouge, mais un constat sans appel.
Moi, je sais tous tes sortilèges
Tu sais tous mes envoûtements
Tu m’as gardé de pièges en pièges
Je t’ai perdue de temps en temps
Ils se connaissent tellement ces deux-là, qu’il n’y a plus de surprise possible. Et encore moins d’émerveillement. A travers ce texte, il me revient en mémoire un dessin plein d’humour. C’est un couple d’âge mûr qui marche seuls au bord d’une falaise. La femme imagine alors que l’homme pense à la précipiter dans le vide, et lui, se dit que s’il tente de le faire, elle évitera la charge, et c’est lui qui se ramassera au pied de la falaise. Il ne tente donc rien. Plus rien à découvrir chez l’autre, par conséquent. Et même la tromperie, l’adultère, ne changent rien à la donne de base. Et Brel d’enfoncer le clou :
Bien sûr tu pris quelques amants
Il fallait bien passer le temps
Il faut bien que le corps exulte
Les infidélités ont au moins le mérite de rendre philosophe !…
Car peut-être que tout ceci, tous ces faux-départs, tous ces coups de canif qui égratignent le couple et parfois le font saigner sans toutefois verser dans l’hémorragie, ce n’est pas bien sérieux. Ce ne sont que chamailleries de gamins. C’est l’impression qui se fait jour quand Brel prend le recul suffisant.
Et finalement, finalement
Il nous fallut bien du talent
Pour être vieux sans être adultes
Une déclinaison possible de l’éternelle jeunesse, va savoir ? Pourtant, si au fil du temps, l’apaisement s’installe, qu’un armistice teinté d’indifférence finit par s’imposer aux deux belligérants, une autre menace se profile.
Mais n’est-ce pas le pire piège
Que vivre en paix pour des amants
La passion amoureuse ne serait-elle donc qu’une succession de crises. Une douloureuse impasse que je ne résiste pas à nommer la « crises-passion » ?…
Enfin, dans ce bijou de lucidité qu’est « La chanson des vieux amants », Brel n’a pas non plus lésiné sur les arrangements. Le piano et les violons sont bien présents et agissent comme s’ils étaient la voix de l’autre, de celle qui écoute l’amertume de Brel mais qui a sans doute une perception différente de leurs amours. Une trompette viendra même conclure le propos du grand Jacques. Une trompette plus romantique que guerrière.
Malgré toute cette acrimonie, Brel n’est pas rancunier pour autant. Témoin le refrain qui vient s’opposer aux couplets « à charge » égrenés tout au long de la chanson. Un refrain quelque peu en contrepoint.
Mais mon amour
Mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour
De l’aube claire jusqu’à la fin du jour
Je t’aime encore tu sais
Je t’aime
L’amour apparaît ainsi comme une force qui nous dépasse, nous submerge, et dans les cas les plus sérieux, nous laisse groggy sur le ring de la vie. Peut-être que pauvres humains que nous sommes, nous ne serions pas de taille à lutter contre Cupidon ? Un Cupidon qui s’en fout royalement, comme le disait Brassens. Mais assez bavardé, allez, les Valentins et les Valentines, on écoute maintenant M. Brel.
Les vieux ne meurent pas, ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l’autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n’importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer
Les vieux, Jacques Brel