La critique du « Grand bal » de Laëtitia Carton

Non, Mme Carton, je ne vous félicite pas !… Vous savez ce qu’il en coûte à un misanthrope quand soudain, il est amené à reconsidérer le regard qu’il porte sur ses contemporains ? J’imagine que non, parce que vous, les gens, vous les aimez ! ça se voit rien que dans la façon que vous avez de les filmer. On dirait qu’ils ne vous ont jamais marché sur les pieds, les gens, que ce soit sur un parquet de danse ou sur un trottoir !…

Avec vous, ils sont beaux, les gens. Tous, sans exception. Et quand ils parlent, ils ne disent pas d’idioties. Ils n’ont pas l’air non plus du genre à vous épier derrière leurs rideaux, puis à rédiger une lettre de dénonciation pleine de fautes qu’ils adresseront à la Kommandantur du coin.

Leurs réflexions sont profondes, sincères, jamais péremptoires et encore moins ridicules. A tel point que j’ai eu l’impression que s’était concentré là, dans ce lieu improbable niché dans l’Auvergne profonde, où hommes et femmes de toutes générations viennent danser pendant des jours, ce que l’humanité pouvait avoir de plus chouette. « Concentré » ou « réfugié » ?… allez donc savoir ! Tant il est vrai que ça ne rigole plus vraiment nulle part de nos jours, vu l’ambiance délétère qui règne un peu partout. Alors, quand on déniche une oasis de cet acabit, évidemment, l’on a envie de s’y attarder. De s’y poser. Par exemple au creux de ce canapé dans lequel chacun(e) semble à tour de rôle, venir s’échouer, le temps de reprendre son souffle, ou le temps d’une parlotte improvisée avec tel ou telle.

Car les danseurs captés par votre caméra, Mme Carton, ne font pas que guincher. Ils causent aussi. Et ils disent, à travers le prétexte de la danse, la marche de la société. Ils parlent des relations hommes/femmes. Ils disent qu’elle évolue, la société (même si pour ma part, j’ai souvent la sensation qu’elle reste empêtrée les pieds dans le même sabot). Ils disent par exemple, qu’il n’est plus si rare de voir les hommes demander à être guidés par leur cavalière. Alors que l’idée-même semblait incongrue, impensable, il n’y a pas si longtemps. Détail amusant : toutes les femmes ne se réjouissent pas de cette soudaine humilité masculine. Ah, que les habitudes ont la vie dure !…

Si les propos échangés sont de qualité, les images ne sont pas en reste. Parce que vous savez, avec un talent certain, magnifier les corps, Mme Carton. Ah oui, les corps ! Intégristes de toute obédience, un conseil, éloignez-vous du poste ; car je vais dire des choses qui font désordre, des choses qui vont heurter vos chastes oreilles ! Car « Le grand bal » retourne aux fondamentaux de la danse. De la danse pratiquée devant tout un chacun. A savoir exercer ce droit de prendre quelqu’un par la main, de le prendre dans ses bras, et d’approcher son propre corps du sien. Sans se cacher. Même la Tante Berthe n’a plus qu’à la boucler, sa grande gueule de vieille taupe, dans ces cas-là ! Et elle la bouclera, même s’il vous vient à l’idée de danser avec quelqu’un(e) qui n’est pas de votre rang social. Oui, à bien y réfléchir, c’est vachement osé, la danse. D’autant que cet(te) autre que l’on amène au contact de soi, vous allez respirer son odeur. Vous allez devenir intimes, le temps d’une valse ou d’une scottish. Bref, encore un effort, et l’on bascule dans l’érotisme, dans le désir… et bien au-delà sans doute. Dans un appétit contagieux qui consiste à vibrer au son de la musique.

C’est cela aussi la danse, et Mme Carton, vous n’avez de cesse de nous le rappeler, que ce soit un homme et une femme qui valsent ensemble, ou deux femmes, voire deux hommes ! Oui, l’important ici est de danser, avec l’aide d’un(e) complice, ou de toute une salle. La danse n’a décidément rien d’un plaisir solitaire.

« Le grand bal » est aux antipodes  de « On achève bien les chevaux » de Sydney Pollack, où la danse était un marathon de souffrance et menait à une issue fatale.  A l’image de ces événements déconcertants,  consignés au Moyen Âge et à la Renaissance, relatant des danses collectives virant à l’hystérie qui entraînaient par épuisement, les danseurs jusqu’à la mort. Ici, rien de tout cela. Bien au contraire ! La danse est festive en diable, c’est sûr. Elle s’empare des corps pour les exalter, les révéler à eux-mêmes. Pour que ces corps fassent le plein de joie et de bonheur. Et certainement pas pour les détruire. Plutôt pour les unir.

Témoin ce couple de trentenaires qui par l’émotion qu’il dégage m’incite à terminer avec eux ma chronique. Elle et lui se tiennent sur la piste parmi les autres danseurs. A la différence près qu’à l’inverse de ceux qui les entourent, eux sont quasi immobiles. Lui, peut-être hypnotisé par celle qui l’étreint, ne bouge pas du tout. Elle, le visage lové dans le cou de son cavalier, fait juste courir ses mains sur ses épaules. Lentement, avec une douceur infinie, dans une caresse qui ne semble pas pouvoir cesser. Se sont-ils rencontrés ici, durant ce « Grand Bal » ? Se connaissent-ils depuis plusieurs années déjà ? On s’en fiche éperdument. Ce qui importe vraiment, c’est que là, à cet instant précis, dans ce moment parfait de temps suspendu, ils sont seuls au monde, ces deux humains si pleins d’humanité. Oui, seuls au monde, mais sous l’œil bienveillant de tous.  Alors pour cette image forte, comme pour beaucoup d’autres qui jalonnent votre film, Mme Carton, merci pour cet hommage à la danse comme une ode à la vie.

 

2 commentaires sur « La critique du « Grand bal » de Laëtitia Carton »

  1. Le Grand bal, un bal d’apaisement, de sérénité, de bonheur, de légèreté. J’aime la danse et là ce fut un régal, j’avais envie d’y être, de danser, de m’enivrer de sons, de sautiller, d’être en harmonie avec toutes ces belles personnes. J’y ai ressenti que tout le monde était à l’UNISSON, au-delà de ceux que nous éprouvons dans notre quotidien.
    Oui, elles sont belles ces personnes, un univers où toute la société devrait en prendre de la « graine » peut être pour changer le « monde » !
    Allez voir ce film. Vous en sortirez une « autre personne ».

  2. Moi qui ne suis guère cinéphile (c’est débile, c’est débile -oui, je sais-) et ne lis tes chroniques que pour le plaisir de ton verbe, je suis pour une fois très tentée … Si ça passe dans mon petit cinéma, j’irai ! Sans doute avons-nous aussi besoin d’un espoir d’humanité et de partage. On ne les trouve d’habitude que dans les engagements, voire les combats (politiques, syndicaux, humanitaires, verts, ou … jaunes).
    Juste envie d’appuyer sur « pause » ….

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