Lobby or not lobby

Un clin d’œil à Shakespeare pour ouvrir cette petite humeur ! La dernière de cette année 2021. Certes, j’aurais pu l’intituler, en référence aux démissions en cascade des personnels soignants, « Toubib or not toubib », mais j’ai préféré revenir sur une info qui n’a peut-être pas eu le retentissement escompté, quand elle a émergé à la fin de l’été.

Et cette info, lectrice, lecteur, fournie par l’ONG allemande Lobby Control nous apprenait que les multinationales du numérique dépensaient chaque année la bagatelle de 97 millions d’euros pour faire du lobbying auprès de l’Union Européenne. Il paraît même que la pression de ces entreprises qui ont pognon sur rue (oh, pardon, il y a une faute de frappe !)… Ces entreprises qui ont « pignon sur rue » intensifient leur pression sur Bruxelles, car la Commission Européenne envisagerait de mieux encadrer les effets les plus discutables de certaines tendances affichées par ces chers GAFAM. Des procédés qui vont de la désinformation aux pratiques de concurrence déloyale, en passant par l’absence de transparence au sujet du fonctionnement de leurs algorithmes. Evidemment, tenter de réguler les comportements des géants du numérique n’est pas du goût de ces derniers, en raison du manque à gagner – réel ou supposé – qu’ils auraient ainsi à redouter.

Les candides qui me lisent se diront : Mais saperlipopette (oui, je suppose qu’il y en a parmi eux qui ont lu Tintin), ces multinationales qui sont déjà – excusez ma trivialité – « pétées de thunes » n’en auront donc jamais assez !… Ben non, plus on en a, plus on en veut. C’est un peu à l’aune du bouleversement climatique déjà enclenché. Il va tomber encore plus souvent des cordes sur les régions les plus humides, et les zones les plus arides vont continuer à s’assécher. Pour la monnaie, c’est pareil. Les poches les mieux remplies resteront les plus avides d’espèces sonnantes et trébuchantes, voire de bitcoins. Car il faut vivre avec son temps…

Bref, Google et consorts mettent le paquet pour influer sur le contenu de projets de directives européennes visant à réglementer leur activité. Et vas-y que je m’invite à des réunions officielles, tant qu’à faire, pour y être force de proposition… dans le seul but de servir mes seuls intérêts personnels. Il est vrai qu’avec un bataillon de plus d’un millier de lobbyistes pour relancer régulièrement les législateurs européens, le secteur des nouvelles technologies a de la ressource. Dans un combat de longue durée, c’est souvent la fraîcheur des troupes qui fait la différence.

Mais ne nous focalisons pas sur les seuls GAFAM et leur budget pharaonique destiné à faire pencher la balance de la législation européenne en leur faveur. D’autres pans de l’économie et du savoir-faire financier sont à la manœuvre dans la coulisse, à Bruxelles comme à Strasbourg. Des domaines que je qualifierais « d’historiques » tels que l’industrie pharmaceutique, les combustibles fossiles, ou l’agrochimie ne font pas non plus dans la figuration en matière de lobbying. Et quoi de mieux qu’une bonne crise pour avancer ses pions sur l’échiquier économique européen !

C’est ainsi que l’ONG les Amis de la Terre nous apprend combien la crise sanitaire a pu incarner une aubaine pour des secteurs qui, en l’absence de pandémie, auraient bien pu voir leurs profits quelque peu écornés. Notamment par la légère brise de l’écologie qui souffle depuis quelques années, sur le vieux continent, et qui s’était traduite par l’annonce du Green New Deal censé verdir l’économie européenne. Patatras, l’arrivée du coronavirus a rebattu les cartes.

Les lobbies de l’automobile, en authentiques « pleure-misère » ont argué que ce n’était vraiment pas le moment de leur marcher sur les pneus. Ils ont donc écrit à la Commission Européenne pour lui demander de surseoir à la mise en œuvre de toute nouvelle règle en matière d’émissions de CO2 des véhicules. Quant à l’agrochimie, son représentant le plus emblématique, à savoir Bayer-Monsanto, n’a pas hésité à exiger la suspension de toute contrainte sur les pesticides au nom de l’impératif de sécurité alimentaire. Quel bel aplomb, n’est-ce pas ! Au passage, ces industries figurant parmi les plus polluantes, ont récupéré un peu de monnaie au travers de la manne de l’aide publique considérable qui a été débloquée dans le cadre des plans de relance. C’est un peu comme au Monopoly, on perçoit de l’argent de poche à chaque nouveau tour effectué. Est-il bien nécessaire de rappeler que le renflouement de ces secteurs mis en difficulté par le vilain virus n’était conditionné à aucune sérieuse contrainte sociale ou environnementale ? Ah, le talent, le pouvoir de persuasion des lobbies, me laisse admiratif !

Et puis, j’ai découvert qu’autant de savoir-faire n’était pas inné. Le lobbying, ça s’apprend ! Et cela ne s’apprend pas sur le tas, à la faveur de rencontres plus ou moins fortuites. Non, cela s’acquiert au travers d’un cursus scolaire. Incroyable, non ? En particulier, à l’ISEL (Institut Supérieur Européen du Lobbying) qui possède même une antenne à Strasbourg. Logique, c’est bien plus simple pour les séances de travaux pratiques ; le Parlement Européen est tout proche. La page d’accueil du site Internet de l’ISEL annonce d’ailleurs clairement la couleur. Voyez plutôt :

L’Union Européenne favorise l’action des entreprises et des groupements d’intérêt.

80 % de la réglementation est élaborée et rendue directement applicable de Bruxelles, sans vraiment passer par les institutions étatiques locales. Pour une entreprise ou une fédération professionnelle, faire valoir efficacement son point de vue ou ses intérêts requiert d’y être présent et d’agir continûment auprès des diverses instances européennes.

Pas mal ! Celles et ceux qui persistaient à considérer l’Union Européenne comme une aimable assemblée de philanthropes en seront pour leurs frais. Mais au moins, on s’affranchit de tout atermoiement. Quand le lobbyiste formé à l’ISEL a repéré une proie, il ne la lâche pas de sitôt. La technique du démarcheur d’autrefois – le pied bloquant la porte palière du domicile de la ménagère de moins de 50 ans – a indéniablement été perfectionnée. A n’en pas douter, si d’aventure l’ISEL évoque l’effet cocktail dans la formation de ses étudiant(e)s, il n’est nullement question d’exposition aux pesticides, mais vraisemblablement de l’effet que peut produire sur un décideur européen, une robe joliment portée par une tout en sirotant une coupe du meilleur champagne.

Autrement dit, si vous voulez vous remplir les poches, vous ne pourrez pas faire l’impasse sur les ronds de jambes et les courbettes auprès des pontes bruxellois. Sinon ? Eh bien, sinon, vous ne resterez jamais qu’un gagne-petit qui ne pourra jamais au grand jamais s’offrir le loft de ses rêves avec vue imprenable sur les gratte-ciel d’une mégapole dégoulinant d’opulence. Vous préférez sans doute habiter dans un sous-sol insalubre en bordure de périphérique ?… Donc, vous êtes mûr(e) pour devenir lobbyiste.

Pour parfaire votre formation de cynique se souciant comme d’une cerise des dégâts causés par son activité, je vous suggère de (re)voir l’édifiant « Thank you for smocking », le film que le réalisateur étasunien Jason Reitman a consacré au sujet.

On y suit le parcours d’un lobbyiste de l’industrie du tabac dépourvu de tout état d’âme. Je recommande tout particulièrement une scène où on le retrouve prenant un verre avec ses seuls amis, lobbyistes eux aussi, l’un en faveur des armes à feu, l’autre poussant à la vente d’alcool. Le nombre de leurs victimes respectives (en milliers de morts) s’affiche au-dessus de leurs trois têtes. Instructif.

La version audio de ce texte est également disponible sur le pot de caste de Radio G ! Cela commence à 4’10 », mais je vous invite bien sûr, à écouter la totalité de l’émission.

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