Nemrut, Nemrut ?… »
Une voix surgie de derrière une phénoménale moustache noire nous interpelle. J’adresse à mon acolyte un sourire amusé qu’il me retourne aussitôt. Philippe non plus ne pensait pas que nous serions sollicités dès notre descente du bus de Malatya. La sagacité kurde a immédiatement repéré les deux seuls “ gringos ” débarqués à l’instant au cœur de la poussière qui règne, despotique, sur Khata. Khata, un patelin comme on en rencontre des milliers de par le monde. Une longue rue, quelques échoppes, pas mal de gamins tondus et davantage encore de poussière. Khata : point de départ pour le Nemrut Dagh.
– Nemrut ? Nemrut Dagh ?… ”
Depuis sa Renault 12, le moustachu insiste. J’échange un regard avec mon compère :
– Après tout !… ”
Nous nous approchons de cette voiture dont le chauffeur n’a pas bougé de derrière son volant, prêt à démarrer comme pour un hold-up. Il nous sourit de toute la chaleureuse hospitalité de ses dents en or. Un Kurde authentique, mi-archétype mi-caricature. Toutes les vingt secondes, l’extrémité de sa cigarette rougit entre le rideau de ses moustaches. Il tire dessus tout en devisant dans un savoureux cocktail polyglotte. Une grosse mesure de turc pour une dose d’allemand et deux doigts d’anglais. Telles en sont les proportions.
Les quelques bribes germaniques qui ont survécu à mon amnésie post-scolaire viennent au secours de nos cinquante mots de turc. Nous marchandons brièvement ; davantage pour respecter ce rituel auquel il faut sacrifier que pour réduire un prix qui ne nous semble nullement exorbitant. Nous grimpons dans la Renault dont le poli parfait des pneus rendrait une savonnette folle de jalousie. Qu’importe! Il est évident que ce chauffeur n’est qu’un rabatteur. Le véritable véhicule (assurément un 4×4) devant accomplir l’ascension des trente-cinq kilomètres jusqu’au Nemrut Dagh doit nous attendre quelque part dans Khata… Curieusement, notre moustachu ne nous conduit pas vers le “ centre-ville ”, mais engage sa guimbarde sur une piste s’en éloignant résolument. Et en quelques minutes, Khata disparaissant dans le voile de poussière que soulève le tacot, prend sagement sa place parmi mes autres souvenirs de voyage. Philippe hausse les épaules avec fatalisme. En effet, à quoi bon se tourmenter?
Des rocailles aux arêtes acérées encombrent la piste ; l’une d’elles peut à tout moment déchirer le châssis de la chose à roulettes dans laquelle nous cahotons depuis Khata. Notre “ taxi driver ” slalome entre les pierres ou roule dessus, indifféremment. Parfois, pour mieux les éviter, il approche les roues de son véhicule du précipice bordant cette piste qui grimpe, paresseusement à l’assaut de la montagne. Au bord du ravin, notre ami kurde paraît effectuer des passes tauromachiques. Son mépris pour le vide me fascine ; ce gars-là aurait pu s’improviser trapéziste…
Au détour d’un virage, j’aperçois une épave calcinée au fond de l’abîme. le séjour en Turquie peut évidemment s’achever de la sorte. En cas de descente prématurée aux enfers, je tâcherai de sauter dès les premiers mètres de la chute. Rasséréné par ma résolution toute fraîche, j’offre une cigarette au chauffeur qui me gratifie d’un de ces sourires aurifères qui le caractérisent.
Après deux bouffées tirées avec application, notre moustachu se présente :
– Hassan !”
Puis il fouille au cœur d’un désordre de cassettes poussiéreuses, en extirpe une qu’il fait ingérer à un lecteur couvert de cendres. Des notes criardes s’élèvent entre deux crachotements. “ Cris et crachotements ” aurait pu dire Bergman. Hassan sourit encore en tapotant le volant dissimulé sous une fourrure synthétique :
– Gut Wagen ! ”
Ce dont je ne doute pas une seconde, même si simultanément, j’ai la certitude que la boîte de vitesse rêve en secret d’une vidange depuis quelques éternités…
Hassan enchaîne sans transition :
– Sunset Nemrut, sehr gut! ” nous confie-t-il dans une brusque envolée poétique. Cependant, je ne me fais pas trop d’illusion sur le coucher de soleil. Nous arriverons vraisemblablement trop tard au Nemrut.
– Zu spät ! ” ai-je envie de rétorquer à notre ami kurde.
D’ailleurs, le soleil délivre ses derniers rayons en peignant d’un orangé superbe les pauvres hameaux que nous traversons. Je peste en songeant à toutes ces images qui me passent sous le nez faute de pouvoir les engranger dans le boîtier. Notamment ces gamines aux traits si fins qui jettent un regard furtif et fier sur notre curieux équipage occidental. Ou leurs petits frères tondus ras qui courent à la suite du tacot, agitant une foison de mains en poussant des “ Hello ! Hello ! ” auxquels Philippe et moi répondons par des “ Olé ! ” enthousiastes juste pour brouiller les pistes. Ou encore ces vieillards qui nous regardent avec l’indifférence de ceux qui auraient vu passer les armées de Darius. En somme, une multitude d’images qui se gravent instantanément au fond de mon cerveau et que je conserve pour plus tard. Pour le lit de mort, peut-être.
Puis la mauvaise farce que je redoutais survient dans les derniers méandres de la montée. L’hiver. Alors que le printemps anatolien est installé partout depuis plusieurs semaines, la neige est là, recouvrant la piste. Par endroits, le vent a même amorcé de vagues congères dont Hassan se joue en trois coups de volant. Sa guimbarde passe, nous n’aurons pas à la pousser.
Le Nemrut Dagh enfin. Le soleil a quasiment disparu de l’horizon hérissé de pics que je découvre. Je cours aussi vite que la neige me l’autorise jusqu’à la terrasse ouest, la plus belle des deux. Elle est en grande partie submergée par une épaisse nappe immaculée et les sculptures, but du périple, ensevelies avec elle. Deux têtes de dieux barbus s’extraient timidement de la couche de neige. Zeus-Oromasdès et Héraclès, rien d’autre. Le reste du panthéon local hiberne. Dépité, je redescends. Le gardien du sanctuaire qui m’a vu détaler jusqu’à la terrasse me hèle. Brave cerbère, en échange de quelques livres turques, il me tend un ticket. L’autorisation gouvernementale me permettant d’admirer l’œuvre d’Antiochos Ier pour l’instant dissimulée sous un bon mètre cinquante de poudreuse.
Moins impulsif, mon compère s’est renseigné : nous pouvons manger et dormir ici, dans la cabane du gardien, afin de voir l’autre terrasse demain aux aurores. Elle est, paraît-il, dégagée.
Il faudrait au moins des cuissardes pour avancer dans toute cette neige. A chaque pas, on s’y enfonce jusqu’aux genoux. La pleine lune et une misérable torche électrique éclairent notre démarche hasardeuse. Nous progressons lentement, courbés, car le vent glacial ne nous ménage pas.
D’ailleurs, toute la nuit, il n’a pas cessé de hurler. Et il continue de nous gémir aux oreilles la même sérénade frigorifiante. Féroce, il mord les rares morceaux de peau que nous n’avons pu cacher sous nos vêtements, s’acharne sur le nez où il ranime un vieux rhume… Lançant toute sa hargne, il parvient même un court instant à percer mon armure de lainages. Transis, nous parvenons à la terrasse orientale ; et soudain, j’oublie le vent et le froid, je rencontre la Magie. Les statues se découpent encore à peine dans l’obscurité et pourtant le charme opère déjà.
Les statues, ou plus exactement leurs têtes ; car les “ corps ” trônent à vingt mètres de là : les colères répétitives des tremblements de terre! Si ces têtes couronnaient encore leurs “ corps ”, les sculptures feraient immanquablement songer aux colosses égyptiens de Memmon. En moins imposant toutefois.
Derrière cette tribune officielle de dieux décapités, je distingue le tumulus de pierres concassées sous lequel, croit-on, repose Antiochos Ier Commagène. Car depuis un siècle, ce dôme minéral de cinquante mètres de haut et cent cinquante mètres de diamètre garde ses secrets. Les archéologues, tels des Mère Michel opiniâtres, cherchent toujours la sépulture du monarque mort en 34 avant J.C.
Peut-être en raison de ce mystère, à cause aussi de sa situation entre ciel et terre, le Nemrut Dagh m’apparaît soudain franchement surnaturel. Ce soleil qui quotidiennement jongle d’une terrasse à l’autre, reliant symboliquement l’Orient à l’Occident prend une dimension insoupçonnée.
Qu’est-ce qui amena ce roitelet à réunir sur ce sanctuaire les divinités grecques et perses, et à se proclamer leur égal ? Un idéal grandiose ou la seule mégalomanie ? Les questions que soulève cet étonnant syncrétisme se bousculent sous mon crâne, tandis qu’un liseré orangé prend timidement possession de l’horizon.
Cinq heures du matin, le soleil se lève. Mais aujourd’hui, ce quotidien banal s’affiche à mes yeux avec des allures de miracle. L’aube déchire peu à peu l’enveloppe des ténèbres, découvrant puis embrasant dans une débauche de lumière, les statues les unes après les autres. Apollon, Zeus, Antiochos et tous les dieux que ce petit roi vénérait, défient le temps comme chaque matin depuis deux mille ans. Sans s’en lasser. Le temps allié au gel ne les a pourtant pas épargnés. Je le constate en m’approchant de ces figures craquelées taillées dans la roche. Si l’éternité était palpable, elle aurait probablement la texture de ces effigies énigmatiques, la force hypnotique de ces regards de pierre. Inspiré par la présence de ses confrères, Eole m’interdit d’admirer longuement chacun des membres de l’Olympe d’Antiochos. Son souffle me bouscule et m’oblige à regagner le muret derrière lequel je m’abrite.
Le soleil s’est maintenant élevé bien au-dessus du sanctuaire. Bientôt, il viendra à bout de cette neige tardive. Très certainement avant la fin de ce mois d’avril.
Et puis un jour, la piste jusqu’au Nemrut Dagh sera asphaltée. Le parking pour autocars climatisés suivra, et peut-être bien un funiculaire pour gagner sans effort les terrasses. Des iconoclastes en profiteront pour barbouiller de teintes fluo ces dieux taillés dans la pierre.
Hassan parlera anglais, français et allemand couramment. Avec un léger accent kurde sans doute. Peut-être s’exprimera-t-il également en danois et en espagnol ? Qui sait ? La cabane de chantier aura été métamorphosée en motel. Peut-être que le vent lui-même aura été domestiqué ?…
Joli carnet de voyage. Apparemment, tes augures ne sont pas encore accomplies et les guides sont toujours nécessaires pour y accéder par une piste.
Et puis, il n’est pas venu, le temps où le vent se laissera dompter !
Je ne pense pas qu’on puisse imaginer totalement le choc que cette rencontre de pierres a dû représenter, sauf à avoir eu la chance de la vivre. Mais j’ai quand même assez d’imagination pour pouvoir me projeter là, dans ce cadre somptueux, et hors de toute présence humaine. La tentation est grande de vouloir préserver ce site de l’activité touristique effrénée, bruyante, « selfisante » … Ce sont des lieux qui nous lient aux hommes « d’avant » et nous invitent au silence, à l’émerveillement et au mystère.
J’espère donc aussi qu’il n’y aura pas d’autoroute pour grimper au sommet !! Mais peut-être quand même un circuit plus sécurisé, qui permettra à quelques privilégiés d’accéder à ce bonheur sans risquer leur vie à chaque virage ! … Vu que ça serait quand même ballot de ne pas arriver jusqu’en haut !