Un portrait maison (2)

Une fois n’est pas coutume, aujourd’hui, je vais prendre soin de la frange la plus conservatrice de mon lectorat. Vous qui regrettez cet âge d’or où des gamins de huit ans travaillaient dans les mines, parce qu’au moins, pendant qu’ils attrapaient la silicose, ils ne faisaient pas de bêtises. Vous qui regardez avec nostalgie l’époque – pas si lointaine – où les femmes n’avaient pas encore le droit de vote et devaient obtenir l’accord de leur mari pour ouvrir un compte bancaire. Bref, vous qui incarnez la fine fleur de cette France dont la capitale fut un temps Vichy, je vous dis :

– Courage, c’est bientôt fini ! ».

Oui, soyez rassuré(e)s : l’anniversaire des 150 ans de la Commune de Paris sera sous peu de l’histoire ancienne. Quant au bicentenaire de cette insurrection populaire qui inventa rien de moins que la démocratie directe, il n’est pas garanti qu’il soit célébré. En tout cas, ce ne sera pas moi qui vous en parlerai ; ce qui déjà est en soi une bonne nouvelle.

Pour le moment, quoi de plus légitime que j’évoque aujourd’hui, en cette fin mai 2021, le souvenir de la Semaine Sanglante qui 150 ans plus tôt – très exactement du 21 au 28 mai 1871 – battait son plein dans les rues de Paris. Toutefois, j’ai pensé que dresser un portrait – un peu « à la Jean Bodin » – du personnage-clef de cette répression à rendre jaloux par son ampleur, une junte birmane ou un dictateur syrien, ferait plaisir aux lecteurs/trices les moins enclin(e)s aux thèses progressistes. Je vous parlerai donc de quelqu’un qui adorait l’ordre autant qu’il détestait les ouvriers, un monsieur qui a donné son nom à de nombreuses rues dans tout le pays. A savoir Monsieur Thiers.

Il en a d’ailleurs une, ici à Angers. Comme notre Jeannot Bodin local dont je vous ai déjà dit le plus grand bien. Il faudrait d’ailleurs que je me renseigne sur les modalités d’attribution des noms de rues dans notre bonne ville d’Angers. Apparemment, être une crapule patentée ne constitue pas un critère éliminatoire. Mais revenons au parcours de Monsieur Thiers. Adolphe de son prénom.

Bon, il ne faut pas tirer de conclusion hâtive sur le seul prénom. D’autant que l’autre – celui qui est hélas encore plus célèbre que notre Monsieur Thiers – n’est pas son contemporain. Et lui au moins, n’a pas de rue à son nom, que je sache ! Heureusement qu’il y a des limites à l’indécence…

Adolphe Thiers nait un beau jour d’avril 1797 dans la ville qui a donné son nom à notre hymne national. Faut-il y voir les prémices d’une vocation à diriger le pays ?

Elève studieux autant que brillant – un véritable savant de Marseille ! – notre petit Adolphe (sa taille n’atteint qu’un mètre cinquante-cinq, peuchère !), est dévoré d’ambition. Être une demi-portion et s’appeler « Thiers », c’est drôle, non ?…

Bon, son diplôme d’avocat en poche, le voilà qui quitte sa Provence natale, ses santons et sa bouillabaisse, pour monter à la capitale et se familiariser avec la cuisine politique. Là, il va côtoyer du beau linge. Comme le Prince de Talleyrand, dont Napoléon Bonaparte disait qu’il était, je cite : de la merde dans un bas de soie. On voit que notre petit Adolphe est en bonne compagnie.

Parrainé par un tel mentor, il fréquente les salons parisiens qui comptent, et sait saisir les opportunités qui se présentent.

C’est ainsi qu’en 1830, il sent le vent tourner – les girouettes sont souvent munies d’un sens inné dans ce domaine – précisément quand le roi Charles X, met fin à la relative liberté de la presse qui prévalait jusqu’alors. Ça tombe bien, en plus d’être avocat, notre Adolphe est journaliste. Il rédige une protestation bientôt signée par une quarantaine de ses confrères. La colère monte aussi vite que le thermomètre en cette fin juillet 1830 ; après trois jours d’émeutes, Charles X prend la poudre d’escampette. Il est aussitôt remplacé par un petit nouveau que l’on n’attendait pas, Louis-Philippe ; les insurgés qui pensaient balayer la royauté, voient s’éloigner l’idée même de république qu’ils ont à peine entraperçue. Et qui donc a convaincu le gars Louis-Philippe – qui n’incarne pas encore un style de mobilier – de ramasser la couronne tombée dans le ruisseau ?…

Vous pariez pour Adolphe Thiers… et vous avez raison. Thiers, qui est déjà un personnage influent, parvient à faire miroiter un destin royal à Loulou-Phiphi 1er. Thiers qui avec sa pétition, est tout de même à l’origine du soulèvement parisien, se dit que maintenant que le ménage est fait, le bon peuple de Paris devrait rentrer sagement à la maison. En gros, il est temps d’appeler les pompiers pour éteindre l’incendie qu’il a lui-même allumé. Et en trois coups de cuiller à pot, notre « rase-bitume de la Canebière » devient faiseur de roi. Commence alors pour lui une ascension fulgurante. En un trimestre, le bougre est conseiller d’état, puis député, et enfin ministre. Pas mal pour un petit provincial du « Thiers-Etat » !…

Si notre Adolphe sait cultiver son entregent, il sait aussi se servir de son entrejambe. Il est notoire que les hommes de pouvoir – fussent-ils de petite taille – ont des maîtresses. Ce cher Adolphe ne fait pas exception à la règle et entretient une liaison avec l’épouse d’un financier de ses amis. La dame est tellement satisfaite de son amant qu’elle finit par en faire son gendre. Quand on a une fille âgée de quinze ans, il est vrai qu’il est temps de songer à son mariage. Vous imaginez si la malheureuse se retrouvait à coiffer Ste Catherine !… Et quand on est une mère soucieuse du bonheur de son enfant, autant avoir une bonne connaissance des mains qui se promèneront sur son corps d’adolescente. On peut en conclure que désormais Monsieur Thiers a une moitié… avec laquelle il emménage chez ses beaux-parents. La crise du logement, déjà ! C’est aussi plus pratique pour poursuivre la relation avec la mère tout en ayant une vie conjugale avec la fille. Cerise sur le gâteau, la sœur cadette partagera également avec son aînée et sa maman, la vitalité de notre Adolphe. Certes, ce n’est pas encore l’ambiance familiale décrite par Camille Kouchner dans son best-seller, mais l’on atteint déjà là, un niveau plus que correct.

Thiers est si emblématique, par son élévation sociale comme par ses turpitudes qu’il a inspiré à Balzac, son fameux personnage de Rastignac. Le mètre-étalon de l’arrivisme.

On pourrait penser que Monsieur Thiers a atteint son apogée en tant que ministre des finances. Que nenni ! Ce cher Adolphe va déployer tout son savoir-faire au Ministère de l’Intérieur. Il faut dire aussi que dans cette bonne ville de Lyon, les travailleurs de la soie – les fameux Canuts – protestent contre une baisse substantielle de leur salaire et entreprennent d’ériger des barricades. Notre Adolphe ne fait pas dans la dentelle au pays de la soie : 600 morts plus tard, l’ordre est rétabli. Ce sera en quelque sorte un galop d’essai pour Monsieur Thiers, puisqu’il atteindra plus tard au moins les 20 000 morts en écrasant la Commune de Paris. Ce qui représente tout de même – Paris comptant alors guère plus de 2 millions d’habitants – la bagatelle d’un(e) parisien(ne) sur 100 fusillé(e) en sept jours.

S’ajouteront ultérieurement à la tuerie de mai, presque une centaine d’exécutions supplémentaires, 5000 décisions de déportation, pratiquement autant de condamnations à des peines de prison dont plus du quart à la perpétuité, prononcées par les tribunaux d’exception – les fameux conseils de guerre – de Monsieur Thiers.

Mais avant cela, notre Adolphe donnera libre cours à son côté girouette, en soutenant tout d’abord Louis-Napoléon Bonaparte – le futur empereur Napoléon III – avant de se fâcher avec. Position finalement couronnée de succès, car une fois Badinguet vaincu par les Prussiens auxquels il a eu l’idée saugrenue de déclarer la guerre, qui donc ira négocier avec les vainqueurs les conditions de l’armistice ? Encore et toujours Monsieur Thiers !

Quand je dis « négocier », il ne faut rien exagérer ; il s’agit surtout d’apposer la signature de la France au bas d’un acte de capitulation. Et de régler rubis sur l’ongle, les faux frais engagés par Bismarck dans ce conflit. 5 milliards de francs or. Une misère ! Oui, on peut parler alors de Thiers payant. Anecdote : la somme est remboursée fissa grâce à un emprunt au taux particulièrement attractif. Le parti de l’ordre fraternise donc sans difficulté avec celui du bas de laine, car notre Adolphe sait préserver le droit des Thiers… surtout s’ils sont pleins aux as.

Bref, Monsieur Thiers, parce qu’il s’est opposé à un Badinguet désormais au rebut, est redevenu l’homme fort du pays, et la coqueluche de l’assemblée de royalistes qui vient d’être élue. Un comble dans un pays qui vient de proclamer la République ! Comme ce dernier Thiers du XIXème siècle est une époque qui ne craint pas les paradoxes, ladite assemblée prend ses quartiers à Versailles. Joli clin d’œil à l’absolutisme royal, pas vrai ?

Et cela permet de diriger à distance le massacre de la population parisienne sans avoir à redouter une balle perdue. Entrées dans Paris, les troupes versaillaises transforment en passoires hommes, femmes, enfants, sans discernement, durant une pleine semaine. Pour l’ensemble de ses exploits, notre Adolphe deviendra le premier président de la Troisième République. Un modèle de réussite qui méritait bien d’avoir quelques rues à son nom à travers tout le pays.

Vous avez bien évidemment la possibilité d’écouter la version audio de ce costard taillé sur mesures (au rayon enfant bien sûr !) pour Monsieur Thiers, via le « pot de caste » de Radio G !. Cette version radiophonique présente quelques additifs sonores que je ne pouvais guère glisser ici. Il semble qu’il y ait eu un petit problème technique sur la première minute de l’enregistrement, mais ensuite c’est parfaitement audible. De toute façon, vous avez sous les yeux la version « lisible ».

Et puis, si cette période de l’histoire du pays est finalement peu connue, il est néanmoins possible d’en savoir un peu plus en consultant l’important travail de documentation réalisé, à l’occasion des 150 ans de la Commune, par France Culture. Que ce soit par des articles pourfendant les idées reçues, ou en écoutant les quatre épisodes de la toujours passionnante émission « LSD, la série documentaire » consacrés au sujet.

1 commentaire sur « Un portrait maison (2) »

  1. Si l’on m’avait appris l’Histoire comme ça, sans doute aurais-je été moins ignare en la matière ! Ce fût là une belle page, monsieur Albert. Je parle de votre plume, et non du contenu, cela va sans dire.
    A noter cependant qu’encore aujourd’hui la Lanterne Versaillaise continue d’attirer irrésistiblement les nouveaux petits rois ….

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