Adepte d’une certaine tendance à la procrastination, et faisant souvent mienne la devise « Ne fais pas toi-même aujourd’hui ce que tu peux faire faire par un autre demain », j’ai longtemps remis à plus tard mon envie de brosser le portrait d’un illustre personnage qui possède sa rue, ici, à Angers, et même un lycée, dans la ville voisine des Ponts de Cé. Au moment où d’aucuns scrutent d’un œil critique, le parcours des grands hommes qui donnent généreusement leur nom aux rues de nos villes, il n’est sans doute pas inutile de s’arrêter sur nos célébrités locales. C’est ainsi que je me suis intéressé à la personnalité de Jean Bodin, natif d’Angers, qui possède donc sa rue. Près de la Gare St Laud. Ce qui, les rares jours où je suis de bonne humeur, m’amène à chantonner : Tiens, voilà Jean Bodin ! tsoin tsoin… Mais qui était Jean Bodin ?
La plaque apposée à l’entrée de sa rue annonce sobrement ses dates (1530-1596), et que notre homme fut écrivain politique. Soit.
Ce qui a fini par me décider de glaner davantage d’informations sur ce personnage, c’est de m’apercevoir que le Président de la République, himself, avait tenu à rendre un hommage appuyé à notre Jeannot local. C’était en septembre 2020, lors de la commémoration des 150 printemps de la République. Voir que le premier représentant de la République choisissait de porter aux nues un royaliste pur sucre avait de quoi m’intriguer. D’autant que j’avais déjà en ma possession sur ce bougre de Bodin, quelques éléments à charge. Certes, vous me direz, avec Emmanuel 1er, l’on peut s’attendre à tout… ou presque.
Comme de nombreuses figures de la Renaissance, le sieur Bodin est un peu un touche-à-tout. Avocat, philosophe, économiste. Il a contribué à théoriser la notion de circulation de la monnaie, et a apparemment étudié de près les divers impacts de l’inflation sur l’économie. Ses travaux ont, paraît-il inspiré le très très très libéral Milton Friedman, quatre siècles plus tard !
Jean Bodin a même été député, lors des Etats Généraux de 1576 convoqués par le roi Henri III ! Il s’y est du reste illustré en faisant preuve de tolérance à l’égard des Protestants qui n’étaient point alors en odeur de sainteté. Ça, c’est le côté « Bodin blanc » du personnage.
Nous allons voir cependant que sur le plan politique, notre VIP angevin se montre un tantinet versatile, et toujours prompt à se trouver là où l’on sert la soupe. Son époque qui patauge dans les Guerres de Religion est trouble ; cela ne rend pas ses choix très limpides. C’est ainsi qu’il prend successivement le parti du Roi de France, Henri III, puis celui de la Ligue – vous savez, ces ultra-catholiques dont le comportement précisément n’est pas toujours très catholique – et finira par se rallier à la cause de Henri IV, le nouveau roi de France. En somme, notre Bodin me fait songer à la chanson de Jacques Dutronc, « L’opportuniste » :
– Je retourne ma veste, toujours du bon côté.
Cette aptitude à faire le grand écart, Jean Bodin l’acquiert peut-être aussi grâce à son mariage. Epouser une fille et sœur de magistrats influents, ça peut aider dans la vie. Là, c’est le versant « Bodin mondain » de notre Jeannot. Détail amusant, la dame se nomme Trouillart. Voilà qui n’incitera guère notre angevin désormais installé en Picardie, à faire montre de courage politique. En tout cas, c’est en Picardie que notre homme donne libre cours à son côté « Bodin noir ».
Car il est au moins un registre dans lequel Jean Bodin ne manquera pas de courage, c’est dans sa tâche de procureur du roi dans la ville de Laon. Il mettra même un zèle tout particulier à traquer les sorcières qui dans cette seconde moitié du seizième siècle, menacent ni plus ni moins, la stabilité du royaume, par le biais de leurs sortilèges et de leurs sabbats. En tout cas, notre érudit made in Angers en est convaincu. Cet esprit, présenté comme brillant, croit dur comme fer aux loups-garous et autres jeteurs de sorts qui ne font rien qu’à créer des épidémies et anéantir les récoltes à coups d’intempéries. Je n’ose imaginer ce qu’aurait pensé ce fin lettré de la pandémie du moment…
Très inspiré par toutes ces fariboles, Bodin rédige un ouvrage « de référence », De la démonomanie des sorciers. Un véritable best-seller réédité à maintes reprises, dans lequel il donne de bons tuyaux pour prouver que telle personne est une sorcière. Voyez plutôt ce que notre Bodin préconise pour une perquisition au domicile d’une suspecte :
– Dans le logis, rechercher les crapauds habillés de livrée, ou, dans des pots, des os d’enfants ou des graisses et poudres puantes et autres choses semblables dont les sorcières sont ordinairement pourvues ». On sent le gars bien renseigné.
Il donne aussi ses « trucs de cuistot », ses petits secrets, comme les pointes de fer enfoncées sous les ongles pour faire avouer une pauvresse rendue folle par la torture. Pardon, l’on parle de « question », dont Bodin connaît la réponse : le bûcher. Oui, Bodin, comme Landru bien après lui, a une conception très personnelle de la femme au foyer.
Pourtant ancien avocat, Bodin ne se soucie guère des droits de la défense. Il estime que les ragots, et la délation qu’il plébiscite, constituent des éléments dignes de foi pour arrêter quelqu’un. Il trouve normal que les juges mentent à l’accusé(e) et estime qu’il n’est guère besoin de plusieurs témoins ; un témoin sans reproche de sexe masculin étant suffisant. Oui, Jeannot est un partisan acharné de l’égalité des sexes.
Pas mal, non, pour un soi-disant intellectuel ? Vous qui êtes lycéen, lycéenne, dans un établissement qui porte le nom de ce monsieur qui savait parler aux femmes, ça ne vous laisse pas comme une impression bizarre ? C’est sûr, notre homme n’était point négrier, mais avoir condamné à mort des malheureuses qui étaient aussi sorcières que moi je suis archevêque, ce n’est pas plus glorieux. J’ignore si la personne qui a eu l’idée géniale de baptiser un lycée du nom de cet agité du bocal possédait bien ses fiches à jour. Apparemment, notre bon président non plus.
L’on m’objectera que c’était l’époque qui était seule responsable de telles dérives. Voire. Comment expliquer dans ce cas qu’un Montaigne, pourtant contemporain de Bodin, n’ait pas lui aussi, présenté de semblables délires ? Mieux, Montaigne a introduit de la complexité autour de la représentation que son époque se faisait des Sauvages. Ces peuples dits primitifs que l’Europe découvrait alors.
Ce que l’on peut en conclure, à travers l’exemple de Jean Bodin, c’est que quelle que soit l’époque, les pires crapules s’y entendent pour tirer les marrons du feu, et accéder à la postérité. Pour ces gens-là, ce n’est jamais bien sorcier d’avoir pignon sur rue.
Et enfin, ce n’est pas parce que l’on est un « enfant du pays » que l’on est nécessairement quelqu’un de recommandable.
PS : je me demande si je ne vais pas me mettre à choisir d’autres figures emblématiques, et compléter ma galerie de portraits…
Si cela vous tente, une version audio de cette aquarelle maison additionnée de vitriol est disponible sur le « pot de caste » de Radio G !.
Ça commence à 7’29″ » (mais vous pouvez aussi écouter la suite de « L’Oreille curieuse« ).
A sa décharge, ce sinistre individu n’avait pas, pour asseoir ses opinions aussi cruelles que farfelues, un accès libre et illimité au savoir du monde. Not’ bon président, si …..
Un grand merci Albert, pour cet article bien éclairant et utile
Le « Bodin noir » semble du coup bien indigeste
Notre Manu, comme tous les hommes de pouvoir de sa trempe, ont l’estomac décidément bien accroché
Bon, eh bien moi qui ai étudié dans ce lycée, je suis contente de savoir à qui j’ai eu affaire, même si ce n’était pas de façon personnelle! 🙂 Le Bodin noir est en effet très indigeste, et notre président l’est tout autant, en ce qui me concerne. Heureusement, les enseignants n’étaient pas tous aussi noirs! Un grand merci pour ce portrait, j’en lirais volontiers d’autres! Merci également d’avoir rendu ce site accessible aux synthèses vocales et lecteurs d’écrans pour non-voyants.