A-coup fan n°5

Si vous ne connaissez pas encore cette rubrique, ce n°5 des « à-coups fan » devrait vous mettre au parfum…

Je te propose, Michel, d’officialiser un mode opératoire pour les « à-coups fan » à venir. Vois-tu, c’est tout de même la seconde fois, depuis que nous avons renoué avec notre complicité sur les ondes, que tu me suggères – sans t’en douter – une idée de chronique. Ou plus exactement que tu m’incites à aller piocher dans tel ou tel répertoire. C’est ainsi que je n’avais pu résister, par ta faute, et par pur esprit de contradiction aussi, à choisir une chanson d’Eric Frasiak pour mon quatrième à-coup fan. Et aujourd’hui, je reprends l’une des anecdotes dont tu nous as fait part, il y a un mois, à propos de Jacques Brel. Donc, fais bien attention à ce que tu vas dire tout au long de cette émission, si tu ne veux pas te retrouver dans deux semaines avec un à-coup fan non désiré. Là, je te mets carrément la pression, mon bon Michel…

Je disais donc que la dernière fois, M. Boutet ici présent nous annonçait, en reprenant les propos de M. Jacques Brel, que ledit Jacques Brel n’avait guère écrit de chansons d’amour. Et qu’excepté « Jef » (Non, Jef, t’es pas tout seul !…), c’était un genre qu’il n’avait pour ainsi dire pas exploré. Admettons. Personnellement, je connais des maudites Mathilde qui n’hésiteront pas à soutenir le contraire. Et même à le faire à la barre d’un tribunal. Et que dire de « La chanson des vieux amants » qui la première fois que je l’écoutai – et pourtant, sapristi, je n’étais alors point vieux –  me communiqua des frissons durant toute la semaine…

Certes, il n’est guère élégant de faire mentir les défunts… en leur plaçant sous le nez la preuve qu’ils ont colporté quelque sottise, à un moment ou l’autre de leur existence. Lesdits défunts ne sont plus en état d’argumenter, et le chroniqueur chafouin que je suis peut aisément emporter la partie à peu de frais. En même temps, faire mentir les vivants ne sert pas non plus à grand-chose, tant les approximations et les ressorts (sdoiing !) de la mauvaise foi fonctionnent à merveille chez les vivants mis en difficulté.

Non, Michel, je ne pense pas à quelque ministre investi(e) de la mission de nous faire avaler avec l’aplomb d’un arracheur de dents, la couleuvre-anaconda de la retraite à 64 ans !…

Bon, les retraites, c’est fait. Où en étais-je ? Ah oui, Jacques Brel !

Donc, si l’on en croit l’auteur de « Ces gens-là », Frida qu’est belle comme un soleil, c’est juste du décorum. Pourtant, M. Brel, vous commîtes, sur ce thème de l’amour des milliards de fois rabâché, sans doute l’un des plus beaux textes de la chanson française, j’ai nommé « Orly ». Pourquoi celui-ci plutôt qu’un autre ? » me diras-tu, mon bon Michel.

Tout simplement en raison de la structure bougrement originale de cette chanson. Avec « Orly », on n’est plus dans une chanson, on est carrément au cinéma. Et Brel utilise même la technique de la caméra subjective. D’ordinaire, dans les chansons d’amour, le tourtereau transi pleure toutes les larmes de son corps sur l’indifférence – voire sur les infidélités – de sa belle. Dans le style  :

Et vous mes mains, ne tremblez plus
Souvenez-vous quand j’vous pleurais dessus…

Pour ne prendre qu’un exemple brelien parmi d’autres…

En somme, on reste le nez dans le guidon et on chiale. Oui, l’amour quand ça rigole, dans la chanson, c’est moins vendeur …Là, avec « Orly », Brel nous dit que Cupidon s’en est pris à d’autres qu’à lui.

On préfère quand Cupidon s’en fout (pas vrai, Tonton Georges ?), ça fait moins mal ; mais bon, ce n’est pas parce que vous n’êtes plus « en première ligne » que vous restez insensible à la douleur d’autrui.

Mais surtout avec « Orly », Brel se fait observateur. Il a pris toute la distance nécessaire vis-à-vis de l’amour. Il est revenu de toutes les désillusions que l’amour procure… Et pourtant, il contemple encore et encore, la puissance de feu que génère l’amour. Et il n’arrête pas de zoomer, le grand Jacques, au fil de ses couplets. Plans larges et plans serrés, et même gros plans alternent tout au long de ce drame qui se déroule sous ses yeux de témoin. Un témoin qui nous entraîne au plus près de l’épouvantable – et visiblement définitive – séparation qui se construit, là, sous nos yeux incrédules. Brel nous amène à compatir à ce terrible coup du sort qui frappe ces deux déchirés superbes de chagrin. A une rupture à laquelle aucun des deux ne consent.

Pourquoi se quittent-ils, cette femme et cet homme qui s’aiment à en crever ? On ne le saura pas. Et qu’importe, le sujet ne réside pas là. Le sujet, c’est leurs tout derniers instants d’amour, dans cet aéroport, qui va les séparer à jamais. Un quai de gare aurait pu convenir aussi. Mais l’avion vous embarque bien plus loin que le train, vers un irrémédiable, autrement plus palpable. Pour les ruptures, l’avion, ça fait plus de dégâts que le train. En cas de crash aussi.

Les amoureux sont toujours seuls au monde, paraît-il. Dans « Orly », ça grouille tout autour d’eux, d’adipeux en sueur et de bouffeurs d’espoir qui les montrent du nez. Ces deux humains torturés par la vie ne les voient pas ; dans le creux de leurs bras, ils se bricolent un nid de souffrance pour se protéger de la médiocrité et de l’hostilité ambiantes.

Mais nom de Dieu, c’est triste Orly le dimanche, avec ou sans Bécaud !…

Et avec ce vers, je me demande, Michel, si Brel n’ose pas un jeu de mots entre Bécaud, le chanteur auquel il fait référence, et le bécot, le baiser argotique…

J’évoque la chanson de Bécaud. M. 100 000 volts venait à Orly pour rêver aux destinations lointaines que les avions permettaient d’atteindre. Brel, quant à lui, vient à Orly pour assister au cauchemar de deux amoureux cloués au sol. Autres temps, n’est-ce pas …

Mais revenons à nos tourtereaux, car le climax – l’intensité dramatique maximale – est imminente. Du reste, cela survient sans prévenir :

Et brusquement, il fuit. Il fuit sans se retourner et puis, il disparaît bouffé par l’escalier.

Une brutale accélération, et d’un coup le vide. Avoue, Michel, que tu le vois ce foutu escalier qui vient d’avaler Roméo ! Un traveling implacable. Comme un coup de poignard.

Retour caméra sur Juliette qui n’est plus une femme, mais une âme en peine. Brel, d’ailleurs, ne s’y trompe pas. Devant la tragédie absolue, on reste impuissant.

Je la vois, je la suis, Je n’ose rien pour elle

Que la foule grignote Comme un quelconque fruit.

Lent travelling avant et fondu au noir.

Allez, on écoute M. Brel.

La version « pour vos petites oreilles » est comme d’habitude disponible en allant voir par là. Cela commence à 6’57 ».

Mais je vous incite vivement à écouter l’intégralité de l’émission ; d’autant que nous avions deux invité(e)s avec nous dans le studio, Gaëlle Le Teuff et son pianiste, Olivier Messager, lors de cette session, et leurs propos étaient des plus intéressants. Et comme en plus, ils étaient venus avec de belles mélodies, on ne boudera pas son plaisir à les écouter…

                                                                                             

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