A-coup fan n°7

J’espère que tu ne vas être déçu, mon bon Michel : aujourd’hui, je ne vais pas embarquer nos auditrices et auditeurs dans un aéroport, soit pour les faire assister à la douloureuse rupture entre deux amants, soit pour les faire chialer de plus belle en évoquant un crash aérien et ses funestes conséquences.

En somme, j’ai décidé de ne pas plomber davantage le moral de nos troupes ; il y a suffisamment de zélés décideurs qui s’en chargent, de par le vaste monde. Non, Michel, ne me remercie pas ! Je ne peux pas non plus convoquer pour chacun de mes « à-coups fan », de joyeux drilles tels que Jacques Brel – dont l’optimisme pour le genre humain n’avait rien à envier à celui d’un Schopenhauer – ou encore Nino Ferrer, qui donna son ultime récital face au canon d’un fusil de chasse.

Le temps de la franche rigolade est-il revenu pour autant ? Il ne faut rien exagérer non plus. J’ai une réputation à soutenir, moi, Monsieur Boutet !

Toutefois, si l’air du temps n’incite toujours pas à se taper sur les cuisses, l’on peut tout de même esquisser quelques sourires. Certes, parfois quelque peu ambigus, sinon énigmatiques… Un peu à l’image de celui de la célébrissime Joconde.

Et là, mon cher Michel, tu vas voir comme la transition est habile, puisque je vais précisément évoquer le tableau de Maître Léonard à travers une jolie petite chanson, juste un rien mélancolique, et néanmoins porteuse d’une féroce ironie. Mais avant d’en venir à cette mélodie de derrière les fagots, que vous attendez, toutes et tous, trépignant d’impatience, à l’autre bout du poste, je vais vous causer bande dessinée.

Car s’il m’est revenu en mémoire une complainte d’Amélie les Crayons en guise de chanson du jour, c’est en raison d’un scénario de Franck Bourgeron et Hervé Bourhis mis en dessin par Hervé Tanquerelle ; une BD intitulée « Le ministre et La Joconde ».

L’histoire est directement inspirée de l’une des nombreuses péripéties qu’a connues ce tableau depuis sa création à la Renaissance. Ici, en l’occurrence, c’est l’expédition de Mona Lisa aux Etats-Unis, en décembre 1962. Un voyage peu ordinaire puisque le plus fameux tableau du monde voyageait à bord du paquebot France – qui ne faisait pas encore verser des larmes à Michel Sardou. La belle Italienne avait même pour escorte et chaperon, rien de moins que le Ministre des Affaires Culturelles de l’époque – à savoir André Malraux.

Si ce n’est déjà fait, je vous invite vivement à découvrir cette BD, parce qu’elle est admirablement délirante, avec son Malraux paranoïaque et addict aux opiacées. Le dessin fait songer à celui d’un Hergé qui aurait créé un Tintin ayant franchement pété les plombs.

Mais revenons à Amélie les Crayons. Comme je le disais précédemment, ironie et mélancolie se mêlent adroitement dans cette chanson, dont le titre vous livre sans ambages, sa dose d’angoisse et de questionnement : « La dernière des filles du monde ». Rien de moins. Et son refrain lancinant enfonce le clou :

S’il avait su mon père
Que je s’rai la dernière
Il m’aurait peinte toute entière

Oui, Amélie verse dans la prosopopée – cette ficelle littéraire consistant à faire s’exprimer un objet ou un élément, dépourvu par définition, de l’usage de la parole. Et au passage, elle nous apprend qu’il n’y a plus grand monde pour admirer La Joconde. Les hommes ont un peu trop fait la bombe, et ça se ressent au travers des files d’attente exsangues dans ce qu’il reste du Musée du Louvre.

On ne fait pas marche arrière
Avec des bombes
Ils redeviennent poussière
Et ils succombent

Certes, ce n’est pas encore aujourd’hui que l’on va danser la gigue, durant l’émission, pas vrai, Michel ? Pourtant, la clarinette d’Olivier Longre qui enrobe les accords s’évadant du piano d’Amélie a quelque chose d’envoûtant.

Mona Lisa, quant à elle, se la joue grande dame devant le peu d’admirateurs qui lui rendent visite. Devant la poignée de pauvres types ayant survécu au désastre. Elle saisit d’ailleurs dans ce summum de la détresse humaine, toute la symbolique dont elle est la dépositaire. L’éternel féminin, c’est elle. D’autant plus éternelle qu’hormis La Joconde, il ne reste plus grand-chose. Eve – ou peut-être bien Lilith – fut la première des femmes, et voilà que Mona Lisa clôt définitivement la série, la longue chaîne féminine des Homo Sapiens. La femme n’est plus qu’un visage au sourire énigmatique, une représentation en deux dimensions coincée dans un cadre étroit. Une image surgie des temps anciens, et juste là pour alimenter la pompe aux remords.

Je suis tellement fière
Que les hommes fondent
Pour moi qui suis la dernière
Des filles du monde
Ils cherchent une femme, une mère
Une main, une ombre
Un filet de lumière
Dans leur vie sombre

Pour son dernier couplet, Amélie les Crayons reprend une vieille légende urbaine suggérant que La Joconde serait un travesti. D’aucuns affirment en effet que la ressemblance est troublante entre le modèle masculin qui a prêté ses traits au Saint Jean Baptiste, autre tableau de Léonard de Vinci, et Mona Lisa. Ce qui objectivement n’est pas faux. A moins que ce ne soit le modèle féminin de La Joconde qui soit aussi le Saint Jean Baptiste, afin de lui conférer ce visage si androgyne ?…     

Et si Mona Lisa était un homme
Sous son sourire narquois
Derrière sa trogne
Le plus grand pied de nez de tous les temps
On entend Léonard du fond de sa tombe

Au fait, pour celles et ceux qui seraient intéressé(e)s par la dernière période de la vie de Léonard au Clos Lucé, je conseillerais un roman magnifique, tout en délicatesse et en force retenue : « La demande » de Michèle Desbordes. La rencontre entre un Léonard achevant sa vie sur les bords de Loire, mais avec son cerveau toujours en effervescence et Tassine, la plus discrète des servantes du château. Une servante au grand cœur, à l’image de celle du poème de Baudelaire.

Et puis, bien sûr, la version « pour les oreilles » de ce texte est disponible par ici, et dans la foulée, ne vous privez pas d’écouter l’intégralité de l’émission.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *