A-coup fan n°8

J’ai noté un détail en apparence anodin. A chaque fois que les radios du service public sont en grève, un programme musical est institué, en lieu et place des émissions habituelles, et dans ce programme, il y a une constante à laquelle il est impossible d’échapper. C’est un phénomène récurrent, incontournable, dont j’ignore la raison profonde.

L’auditeur/l’auditrice a en effet systématiquement droit à la même chanson d’Alain Bashung. J’ai encore pu le constater ces jours-ci en connectant mes oreilles sur France Culture. Oui, je sais, Michel, ce n’est pas très glorieux de faire des infidélités à Radio G !…

Mais revenons, si tu le veux bien, à mon propos initial et à cette chanson d’Alain Bashung, qui n’est autre que « La nuit, je mens ». Un titre qui visiblement, plait particulièrement aux programmateurs de Radio France, et sûrement pas qu’à eux d’ailleurs.

En ce qui me concerne, cette chanson m’a toujours intrigué. Par ses paroles, pas aisément compréhensibles de prime abord, mais qui interrogent tellement que l’on a envie d’aller plus loin et de saisir la substantifique moelle de ce texte. Pour faire court, ce n’est pas aussi hermétique que du Antonin Artaud, mais on s’en approche. Et puis, avant de décortiquer davantage les paroles de « La nuit, je mens », il faut souligner aussi que la voix traînante tout en gravité de Bashung et l’orchestration brillante qui l’accompagne, ne sont pas étrangères à l’intérêt que l’on peut porter à cette chanson, sorte de parfaite symbiose entre le rock et le blues…

Petit retour par conséquent, aux paroles énigmatiques de « La nuit, je mens ». Rien que le titre, honnêtement, déconcerte : pourquoi mentir la nuit, et seulement la nuit ? Parce que la nuit, la faiblesse de la lumière – voire son absence totale – fait basculer le monde dans les ténèbres ?… Parce que l’on n’est plus le/la même la nuit ? Parce qu’un fond de succube ou de loup-garou sommeille en nous ? Un semblant de Mister Hyde s’éveillerait-il chez Monsieur Toutlemonde, à l’heure où la lune évince le soleil ?

Le premier vers – un alexandrin bancal ; 13 pieds plutôt que 12, car 13, ça porte bonheur ! – ne fait qu’accroître le questionnement :

– On m’a vu dans le Vercors, sauter à l’élastique

Quand on évoque le Vercors, l’on pense immédiatement à un haut lieu de la Résistance, aux combats farouches qui y ont été conduits contre l’occupant nazi et les collabos ses alliés – l’immonde milice pétainiste. Et là, des décennies plus tard, on vient y sauter à l’élastique. Pour avoir sa dose de frayeur, sans redouter les rafales de mitraillette.

Les renvois à la seconde guerre mondiale ne manquent d’ailleurs pas dans « La nuit, je mens ». Difficile de ne pas voir dans ces « trains à travers la plaine », les convois de la Déportation. Et puis, cette « station balnéaire » dans laquelle il semble s’y facile de tremper, n’est pas sans rappeler une certaine station thermale du cœur de l’Auvergne où le nec plus ultra de la compromission à la française a posé ses valises lourdes d’ignominie, durant quatre longues années. Si Bashung n’a pas parlé de « station thermale », mais de « station balnéaire », c’est sans doute juste pour des contraintes de rime. Une preuve de plus – s’il en fallait ! – que le régime de Vichy ne rimait à rien…

Enfin, le « dynamiteur d’aqueducs » constitue une évidente référence aux sabotages qu’effectuaient les francs-tireurs.

Cependant, on ne peut réduire « La nuit, je mens » à une évocation des temps on ne peut plus troubles de l’Occupation allemande, période durant laquelle le mensonge incarnait souvent l’antichambre de la dénonciation. Si Bashung a dans ses « bottes des montagnes de questions », c’est au moins autant en raison des révélations survenues à la toute fin des années 90 – le procès Papon en tête -, qu’au sujet de son propre « dynamitage » amoureux.

En 1998, date de la sortie de « La nuit, je mens », dans l’album « Fantaisie militaire » (on appréciera l’oxymore !), Bashung se débat dans les affres du divorce. Et il semble que cette rupture n’ait rien eu d’une promenade de santé. Et le vers qui révèle son état d’esprit à ce moment-là pourrait bien être celui-ci :

– J’ai fait la saison dans cette boîte crânienne

On se doute que les parois étriquées de ladite boîte n’ont pas incarné la villégiature idéale. D’autant que :

– Tes pensées, je les faisais miennes

Pas moyen pour Bashung, d’échapper au souvenir de cette femme aimée, à cette histoire qui s’achève dans la douleur. On n’est du reste pas loin de la possession, de la perte du libre arbitre. Un cauchemar !

D’où cette cour faite à des murènes… J’ai cru comprendre que les sirènes présentaient des attraits autrement plus émoustillants – ce n’est pas ce vieil Ulysse ligoté au mât de son rafiot qui me soutiendra le contraire – mais Bashung, dans son quotidien qui s’effondre en est réduit à draguer des murènes, et à se mentir à lui-même.

Il est donc probable que ce cauchemar en ait fait émerger un autre, celui que j’évoquais précédemment. Dans « La nuit, je mens », on assiste donc au télescopage, à la fusion, entre les cicatrices du second conflit mondial pas franchement refermées, et la plaie béante d’une rupture amoureuse. La guerre d’autrefois devient une guerre intérieure, totalement personnelle où le remords, les souvenirs hallucinés s’entremêlent aux horreurs des années quarante.

La restitution musicale de cette intense envolée poétique aboutit à un bijou de chanson, où le mensonge sert de placebo, dans l’espoir d’atteindre un impossible deuil amoureux. Du grand art !

Nous sommes en pleine quinzaine du Printemps des Poètes, et il me semblait d’actualité d’aller chercher un texte d’une poésie accomplie pour ce huitième A-coup fan. Allez, on écoute Alain Bashung dans une version toute en puissance agrémentée par des cordes diablement efficaces.

                                                                                              

Et bien sûr, comme d’habitude, la version « pour les oreilles » de cette chronique est disponible en laissant traîner votre mulot sur le pot de caste de Radio G ! D’ailleurs, vous commencez à connaître le chemin… Il est également conseillé de ne point vous arrêter à mon seul à-coup fan, mais de profiter aussi des bons conseils de Maître Michel Boutet en matière de choix musicaux. Bonne écoute !

                                                                                              

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