Les plus assidu(e)s d’entre vous à l’écoute de la Bouteille aux trois-quarts vide, que dis-je, les plus « accros », se souviennent peut-être de ma dernière chronique de l’année 2021. Puisque je parle « d’accroc », il paraît d’ailleurs qu’elle « déchirait » !… Bref, une chronique durant laquelle j’évoquais le lobbying intense que menaient, à coups de dizaines de millions d’euros, les multinationales du numérique auprès de l’Union Européenne. Le pouvoir convaincant d’un gros chèque n’est effectivement plus à démontrer…
Là, tu vas me dire, lectrice, lecteur : Franchement, Tonton, tu ne nous apprends rien. L’influence, ça se mesure aux flux qu’elle produit. On parle d’ailleurs parfois de « trafic d’influence », non ? »
Et tu auras raison, le vocabulaire du monde de la finance est révélateur de bien des turpitudes… Tout ceci pour te dire que les GAFAM, avec leurs pauvres 97 millions annuels versés aux décideurs européens, sont de petits joueurs. Le record a en effet été battu. A plates coutures. Pulvérisé.
97 millions, mais c’est une misère !… comparés à ce milliard d’euros tombé dans l’escarcelle des cabinets de consultants, en 2021. Un bon gros milliard versé par le gouvernement français à divers cabinets d’experts, afin que ces derniers l’aident dans sa prise de décision sur les sujets les plus divers. Oui, ce nouveau record n’est pas européen ; c’est un pur cocorico.
Tandis que les lobbyistes dépensent des millions auprès des élites bruxelloises pour assurer leurs intérêts, notre gouvernement verse en parallèle de coquettes sommes à des consultants.
– C’est du « lobbying inversé ? » t’interroges-tu , lecteur, lectrice.
Et ce n’est même pas du soutien à un secteur économique en difficulté !… La notion de « rétro-commission », ça te parle ? Eh bien, c’est un peu le processus qui se passe avec les consultants. Ceux-ci font preuve dans un premier temps, d’une générosité à vous faire venir des larmes. Certaines de leurs prestations sont en effet gratuites. Ce qui leur permet d’une part, d’indiquer sur leur CV qu’ils ont travaillé pour l’État (ce qui est un gage de sérieux : si l’État nous fait confiance, pourquoi pas vous ?), et d’autre part, de facturer au prix fort leurs prestations suivantes, quand l’État fait à nouveau appel à eux. Lectrice, lecteur, songe donc à la maxime : Quand c’est gratoche, ça finit par te vider les poches ! Toute proportion gardée, c’est un peu à l’image de la première dose de crack du dealer. Elle est gratuite. Ensuite, quand l’addiction s’installe, il n’y a plus vraiment moyen de s’en passer, et le business peut démarrer. D’où l’analogie avec le lobbying.
Et il faut bien admettre que l’État est devenu dépendant aux cabinets de soi-disant experts. Ainsi, la Commission d’Enquête Sénatoriale qui a planché sur le sujet révèle que de 2018 à 2021, les dépenses de conseil des ministères sont passées de 379 millions d’euros à 894 millions. Une jolie progression.
Et ce n’est même pas la faute au Covid !… La même Commission d’Enquête du Sénat a identifié que seulement 41 millions étaient directement liés à la gestion de la crise sanitaire. Ce qui est significatif, certes, mais devant le milliard que je viens d’évoquer, ça reste modeste. Comme je te sens intrigué(e), lectrice, lecteur, je pense que tu ne vas pas tarder à me demander en quoi consiste le travail d’un cabinet de consultants ?
Eh bien, figure-toi qu’il s’agit essentiellement de demander au personnel des entreprises dans lesquelles ces consultants interviennent… de remplir des post-it. Ils recoupent ensuite les données collectées, en font de jolis diaporamas avec de belles couleurs pour, au final, faire accepter davantage encore les théories ultra-libérales de Milton Friedman et consorts. Si possible là où elles ne se justifient pas.
L’hôpital public par exemple a été fortement impacté par ces mesures sorties des brillants cerveaux des consultants avec le résultat que l’on sait. Face à la perte de sens de leur métier (on ne peut pas passer sa vie à remplir des tableaux Excel, alors que l’on est censé soigner des gens !), les hospitaliers raccrochent leur blouse pour s’orienter vers des reconversions professionnelles.
Bon, les cabinets de consultants organisent aussi des séminaires, visant toujours à faire prendre à leur client (surtout si ce client est l’État) la bonne orientation. Celle qui consiste pour les salarié(e)s du secteur public, à s’arracher les cheveux pour continuer à faire leur travail avec de moins en moins de moyens. Le cabinet Mac Kinsey, qui est dans la ligne de mire de la Commission d’Enquête Sénatoriale, a notamment réfléchi (je cite) « aux évolutions du métier d’enseignant », pour la modique somme de 496 800 €. Trois fois rien… pour pas grand-chose en guise de restitution.
Mais, me diras-tu : Pourquoi diable, l’État fait-il autant appel à ces opérateurs extérieurs ?
C’est indéniablement une bonne question.
Déjà, parce qu’à force de ne pas remplacer les départs en retraite au sein de ses effectifs, l’État se retrouve contraint d’externaliser ce qu’il faisait auparavant en interne. Le roi est nu en quelque sorte. Ensuite, parce qu’une vieille légende urbaine veut que si c’est le privé qui fait, c’est nécessairement mieux. Dans la philosophie des gouvernements qui se sont succédé ces dernières décennies, l’emploi public, ce n’est pas bien, voire c’est carrément « caca ». Les agents du Public ne représentent au final qu’une vague variable d’ajustement budgétaire. Soit dit en passant, la journée de consultant est en moyenne facturée 2168 €. Quand même !…
Oui,mais au moins, ce n’est pas de l’emploi public, même si c’est de l’argent public qui y est proprement siphonné ! Le dogme sacro-saint du « toujours moins de fonctionnaires » est respecté. Et là, réside l’essentiel… Et puis, enfin, les suggestions des consultants sont bien pratiques, parce qu’elles sont nimbées de l’aura du « regard extérieur ». On s’affranchit ainsi du fameux « nez dans le guidon » et ça vous assure une légitimité, quand bien même vous n’y connaîtriez rien aux problématiques rencontrées. Au final, l’État peut toujours dégager sa responsabilité d’une affaire mal engagée (l’exemple des APL amputées de 5 € mensuels au début du premier quinquennat Macron en sont une bonne illustration), au motif que son consultant a concocté ce coup tordu. C’est la version gouvernementale du « pas nous ! pas nous ! ». On s’aperçoit ainsi que des gens qui n’ont aucune légitimité démocratique (les consultants, que je sache, ne sont pas élus par les citoyen(ne)s !) interfèrent considérablement dans les politiques publiques. Mais il y a mieux encore au sujet de Mac Kinsey.
Ah là, je sens, lectrice, lecteur, que je pique ta curiosité ! Allez, je te la fais courte…
Lorsque j’ai visionné l’audition du cabinet Mac Kinsey devant la Commission Sénatoriale, je n’ai pu m’empêcher de sourire quand l’un de ses directeurs, entendu par les sénateurs, a précisé que la maison mère était basée dans l’état du Delaware. Normalement, un petit voyant rouge s’allume sous ton crâne, lecteur, lectrice, pour te rappeler que :
– Mais, nom de nom, c’est un paradis fiscal !…
Tout juste. Ah, ce n’est pas les Bahamas, mais c’est « Caïman » la même chose ! Et quand le même directeur a indiqué que la filiale française de Mac Kinsey payait ses impôts en France, j’ai hésité – par réflexe – entre le doute et l’hilarité. Bizarrement, les sénateurs – admirablement pugnaces dans cette affaire ! – ont découvert que Mac Kinsey France n’a pas payé d’impôt sur les sociétés depuis au moins dix ans. Et ceci malgré un chiffre d’affaires en 2020, de 329 millions d’euros. Ah, on ne peut pas être partout, s’occuper des post-it et déclarer ses impôts !…
En même temps, il est bien pratique de posséder, pour un même groupe, plusieurs sociétés dans différents pays. Cela permet de facturer depuis la maison mère, des frais dits « de transfert » aux entités du groupe basées à l’étranger. On déguise alors, en gonflant le montant des factures des dites prestations, les bénéfices en pertes. En mutualisant ces soi-disant pertes au sein du groupe entier, ce groupe peut choisir d’être déficitaire, là où le taux d’imposition pratiqué est le moins favorable. C’est apparemment la stratégie qu’a retenue Mac Kinsey et qu’ont dévoilée les sénateurs.
Apparemment, il n’est pas venu à l’idée des ministres faisant appel à ce consultant de se renseigner sur ses pratiques en matière de fiscalité. Suis-je bête ! il fallait solliciter l’aide d’un consultant pour y penser !
Cerise sur le gâteau : Quand on est auditionné devant une commission d’enquête parlementaire, on prête serment. Or, un faux témoignage devant une telle commission, est passible de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Le Sénat a par conséquent saisi la justice pour ce qui ressemble fort à un faux témoignage, et il appartient désormais à la justice de se prononcer sur cette requête des sénateurs. Evidemment, ce directeur de Mac Kinsey France est présumé innocent tant que la justice ne l’a pas condamné. Mais face à cette affaire, j’ai tout de même envie de dire : Aux innocents les mains pleines !
Naturellement, comme très souvent, la version audio de ce billet d’humeur – réalisée avec la complicité de Pierre-Benoît – est disponible en laissant musarder vos oreilles vers le « pot de caste » de Radio G !. Comme vous ne l’ignorez pas, l’ami Pierre-Benoît me reçoit, un mercredi sur deux, dans son émission Topette ! sur 101.5 FM (à Angers). J’ai l’impression qu’il prend même plaisir à me donner la réplique. Dans le cas présent, cela démarre à 1’15 », mais le reste de l’émission vaut le détour. Il y a même une surprise en live. Aussi, ne vous en privez point !