Orpéa, ou la position de l’actionnaire

Aujourd’hui, je serais presque tenté de renommer cette chronique destinée à incarner une nouvelle « Bouteille aux trois-quarts vide » sur l’antenne de Radio G!, « la couche aux trois-quarts pleine » ! Oui, j’en conviens bien volontiers, ce texte possède quelques relents nauséabonds… mais sans doute pas pour des raisons bassement physiologiques.

Je veux évidemment évoquer ici les révélations contenues dans le livre que le journaliste d’investigation, Victor Castanet, a consacré aux structures privées d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, autrement dit aux EHPAD, et plus particulièrement aux établissements du groupe ORPÉA. ORPÉA, le leader mondial de la maison de retraite ; un leader qui, visiblement, se soucie bien plus de ses profits que du bien-être de ses pensionnaires ou des conditions de travail de ses salarié(e)s.

Un livre joliment intitulé « Les Fossoyeurs ». Un titre qui pourrait être perçu comme étant « juste réaliste », étant donné qu’en EHPAD, si ça ne sent pas toujours la rose, cela sent tout de même bougrement le sapin. D’ailleurs, vu l’âge canonique auquel on entre dans ce genre d’établissement, à savoir en moyenne 85 ans, le temps de séjour y est, généralement… relativement bref. A savoir environ 2 ans et demi. Ce qui fait qu’un EHPAD remplace un tiers de ses résidents chaque année.

Si l’on fait un parallèle, le Sénat, lui, renouvelle la moitié de son effectif tous les trois ans, et l’on reste au moins 6 ans sénateur ! Tant qu’à parler gériatrie, autant donner des éléments de comparaison…Un tel turnover a bien évidemment enclenché des réflexions poussées sous les crânes de brillants entrepreneurs, admirablement façonnés par l’enseignement de prestigieuses écoles de commerce. L’idée lumineuse n’a pas tardé à germer chez les plus audacieux d’entre eux. Une idée-force que l’on peut résumer ainsi :

La longévité s’accroit dans la population, et simultanément, quand la santé commence à décliner, la vie ne joue pas franchement les prolongations. La résultante de ces deux données conduit à la conclusion qu’un considérable vivier est là, tel un flux continu, à portée de main, pour qui saura en tirer toute la substantifique moelle. Cerise sur le gâteux, il n’est pas rare qu’avec l’âge, l’on ait accumulé un peu de patrimoine. En gros, de quoi tenir encore quelques années, grâce à ce pactole.

Autrement dit, il y a un paquet de thunes à se faire !… avec ce cortège inépuisable de vieillards qui ne peuvent plus vivre chez eux, et qui, de ce fait, ont grand besoin d’une structure d’hébergement qui les prenne intégralement en charge. Et c’est là que d’authentiques philanthropes – comme les dirigeants d’ORPÉA – interviennent, en proposant des chambres en échange de quelques milliers d’euros par mois. Une misère ! J’ose espérer que chaque nouveau pensionnaire est accueilli avec une coupe de Champagne dans son ultime résidence, car, comme tu l’as certainement remarqué, perspicace lectrice et non moins attentif lecteur, « ORPÉA » a pour anagramme « APÉRO ».

Mais attardons-nous sur l’un des fleurons du groupe, à savoir l’EHPAD des « Bords de Seine » à Neuilly, où la chambre « entrée de gamme » démarre tout de même à 6500 euros par mois.

Oui, mais c’est Neuilly. Et si tu es un peu plus à l’aise financièrement, fortuné(e) lecteur/lectrice d’un âge respectable, n’hésite pas à débourser 10 000 euros mensuels. Bref, quand bien même tu ne pourrais plus quitter ta chambre pour gagner le réfectoire, tu es tout de même à Neuilly. Le standing, cela se paie !

Pourtant, comme je l’évoquais en introduction, ce ne sont pas les billets de mille qui mettent à l’abri des déboires de l’incontinence. Un problème qui peine à trouver sa solution, car d’après l’enquête menée par Victor Castanet, les protections semblent chichement délivrées aux résidents. Eh oui, de nos jours, entre 6500 et 10 000 balles, tu ne peux qu’en trimballer une couche, et surtout, la faire durer !

Faut-il y voir cependant le nec plus ultra du confort ? Car plutôt que d’avoir les toilettes banalement dans ta chambre, ORPÉA te les installe à même la peau. Tu n’as plus besoin de quitter ton lit. Elle n’est pas belle, ta fin de vie ?…

C’est à croire que le groupe ORPÉA a décidé d’étendre à ses résidents au sens propre – si j’ose dire ! – le message présidentiel adressé récemment aux non-vaccinés…

A part ça, la soupe est-elle bonne ?… Eh bien, pas vraiment ! Car Victor Castanet nous apprend que les cuisiniers de ces établissements ne disposent que d’un budget très limité pour confectionner les repas des résidents.

Limité à quel point ? » te dis-tu lectrice, lecteur, à l’inquiétude palpable. A environ 4 € par jour et par pensionnaire, pour le petit déjeuner, le déjeuner, le goûter et le diner. Royal, non ? Somme sur laquelle le cuisinier doit également prélever les repas du personnel. Autant dire qu’avec 4 €, le miracle est rare. L’abondance n’est pas au rendez-vous, et c’est plutôt la dénutrition qui guette.

Par contre, d’aucuns présentent un bel appétit ; il s’agit des actionnaires. Car depuis 20 ans, ORPÉA est coté en bourse. Et un actionnaire, ça a faim. Constamment. Ça se goinfre de dividendes, un actionnaire. Et quoi de plus normal, que l’actionnaire soit décemment rétribué pour les menues économies qu’il a investies chez ORPÉA ?… Quitte à ce que le résident d’EHPAD se retrouve l’estomac creux, mais la couche pleine !

Allez, j’en rajoute même une couche. Je ne résiste pas en conclusion, à évoquer le remplacement de l’ancien directeur général d’ORPÉA, démis de ses fonctions lors du conseil d’administration du groupe. Un conseil qui s’est tenu le dimanche qui a suivi la parution des « Fossoyeurs » ! Oui, chez ORPÉA, on ne compte pas ses heures. Seulement ses actions ! Ce monsieur a été remercié pour ses loyaux services (le communiqué publié ne précise pas les raisons de son éviction), alors qu’aux dires d’ORPÉA, les révélations de Victor Castanet n’était que pure calomnie et vile jalousie de journaleux cherchant à nuire à un fleuron de l’entrepreneuriat.

On cherchera en vain la cohérence entre ces deux positions, dignes de la stratégie du grand écart.

Que l’on se rassure, l’ex-DG n’est pas parti sans biscuits. Sachant incontournable et imminente la parution du livre, l’intéressé a eu la présence d’esprit de vendre, au prix fort, les 7400 actions ORPÉA qu’il possédait. Avant que le titre ne dévisse et ne perde 65 % de sa valeur à la parution du livre. Action, réaction ! en quelque sorte. Ah, on peut applaudir ! Si ce n’est pas du flair, ça, je ne sais pas ce qu’il vous faut ! Il est vrai que quand on quitte un bon boulot, on ne sait pas de quoi demain sera fait, et autant partir avec un peu de monnaie, car l’on ignore s’il y aura un distributeur sur votre chemin.

En tout cas, avec la coquette somme empochée – soit la bagatelle de 800 000 € d’après le journal Les Échos – l’ex-DG peut s’offrir une chambre « haut de gamme » chez ORPÉA. Une chambre qu’il pourra conserver près de 7 ans. Ce qui dépasse largement le temps de séjour habituel. Je suis sûr qu’il pourra même bénéficier de la formule open bar pour les couches !

Et si autrefois, un phénomène géographique a été décrit et nommé « la dérive des continents », il est aujourd’hui manifeste qu’un sacré phénomène économique se permet bien des dérives avec les incontinents.

Comme souvent, une version « pour vos oreilles » de cette humeur est bien sûr disponible, en vous rendant sur le « pot de caste » de Radio G !. Cela démarre à 1’10, mais le reste de l’émission vaut le détour.

Et puis, je vous invite aussi à puiser d’autres précieuses informations à travers l’audition de Victor Castanet par la Commission des Affaires Sociales de l’Assemblée Nationale. Certes, plus de deux heures trente, c’est long, mais c’est fort intéressant de voir des élu(e)s s’emparer d’un sujet brûlant.

2 commentaires sur « Orpéa, ou la position de l’actionnaire »

  1. « Les vieux tibétains redoutent d’aller finir leurs jours dans cette maison de retraite que personne n’a vue, mais dont tout le monde parle.
    « L’abominable Home des neiges » 🙂

    Philippe Geluck (Le tour du chat en 365 jours/2006)

  2. Voilà pourquoi tu n’as toujours pas de Rolex, mon cher Albert, alors que – et il n’y a, j’espère, pas offense à te le rappeler – tu as (déjà) plus de 50 ans. Ton problème c’est que tu n’as pas le sens des affaires, et que ça se voit.
    Car enfin, l’équation estomac vide / durée de vie de la protection me parait pourtant évidente … Le ratio frais de bouche/frais de couche se doit donc d’être dans une balance bénéficiaire pour nourrir l’actionnaire. Et toc : Rolex. Tu vois ?
    En outre, pourquoi dépenser dans ce qui se terminera ensuite inexorablement en travail supplémentaire pour un personnel en nombre insuffisant, harassé (et sous payé) ?

    A noter également qu’Elise Lucet a parallèlement réalisé un complément d’enquête très édifiant sur le sujet.

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