Des poches sous les yeux

Il y avait un moment que j’envisageais de créer une nouvelle rubrique sur ce site.

Vous l’avez remarqué : vous n’y trouvez plus – et pour cause ! – de nouvelles critiques de films franchement enthousiastes comme ici ou carrément sans concession comme là. Ma cinéphilie a en effet subi quelques revers depuis la survenue d’un certain virus. Et comme je considère qu’un film se découvre assis au fond d’une salle obscure et non le nez collé à un écran d’ordinateur, mes trouvailles cinématographiques se sont réduites à néant. Reléguant de facto mes « Écran total » et « Écran de fumée » dans les profondeurs abyssales des archives de ce site. Certes, je pourrais exhumer des critiques rédigées en d’autres temps, histoire de remettre au goût du jour quelques vacheries, mais clairement l’humeur n’y est pas. Et encore moins depuis que Jean-Pierre Bacri a eu cette très contestable idée de mourir. Voilà donc pour le cinéma.

Fort heureusement, il n’est pas encore interdit de bouquiner. Et rien de mieux que l’alchimie des mots pour stimuler l’imaginaire. Pour se faire son propre cinoche intérieur. Les cinémas sont fermés, eh bien cultivons l’infini pouvoir de la littérature !

Vous me direz, les bouquins, c’est bien joli, mais ça n’est pas donné. Je vous l’accorde, certains ouvrages présentent un rapport qualité/prix faisant la part belle au dénominateur au détriment du numérateur. J’ai par conséquent pensé aux petits budgets. D’où l’intitulé de cette rubrique qui mettra en exergue mes coups de cœur personnels que l’on peut dénicher en poche, et en librairie. Oui, parfaitement, « en librairie » !… car vous ne trouvez pas que la fortune personnelle de M. « Amas-zone » (ce qui résume tout, sans faire mystère des conséquences de son activité) est bien assez colossale comme ça ?

Je vous propose donc une bonne dose de partage à l’heure où les conditions du moment (extensible, le moment !) poussent à rester cloîtré(e) chez soi, dès 18h00.

Petit clin d’œil au pays où naissent les pandémies, j’ai choisi d’inaugurer cette rubrique, avec une bien savoureuse histoire signée Dai Sijie, intitulée « Le complexe de Di« . A nouveau, l’auteur de « Balzac et la petite tailleuse chinoise » nous parle de l’amère patrie. Mais cette fois, l’époque n’est plus celle de la Révolution Culturelle durant laquelle l’on « rééduquait » à coups de travaux harassants toutes celles et ceux qui étaient perçu(e)s, à travers leur profession, comme de redoutables intellectuel(le)s  nécessairement ennemi(e)s juré(e)s du prolétariat ; nous voici dans la Chine moderne convertie au capitalisme marchand sans avoir pour autant renoncé à la dictature maoïste. Ce cocktail improbable est évidemment déconcertant, et ne manque pas de déboussoler le protagoniste, nommé Muo (oui, à une voyelle près, c’est « feu-le grand timonier »), francophile avéré et psychanalyste autoproclamé. Notre homme est de retour au bercail, après un long séjour passé chez nous, les cocoricos. En revenant sur le sol natal, Muo a un objectif : faire libérer la douce Volcan de la vieille lune (pas facile à porter, un prénom pareil, n’est-ce pas ?), la jeune femme dont il s’est épris. Une dulcinée qui a eu la malencontreuse initiative de livrer à des journaux occidentaux, les photos d’exactions policières qu’elle a engrangées dans son boîtier. Ce qui en Chine ne se fait pas, car à Pékin comme à Rangoon ou encore à Paris, le comportement des policiers est toujours des plus exemplaires, et ne souffre aucune critique.

Naturellement, jouer les héros au service d’une princesse emprisonnée ne s’improvise pas. Et encore moins au pays où les fusillés font d’excellents donneurs d’organes.  La peur au ventre, Muo avancera pas à pas à travers cette Chine en métamorphose qui a cependant conservé les bons vieux réflexes de la délation et de la corruption. Un mot de trop, une situation mal gérée, et Muo pourrait bien dire adieu au généreux objectif qu’il s’est fixé. Il s’y consacre cependant avec obstination, armé des enseignements de Tonton Sigmund, et côtoyant des personnages qui semblent pratiquer la surenchère en matière de pittoresque. La palme pourrait bien revenir à une matrone qui attribue les places aux paysans et autres camelots, sur le marché rural qu’elle dirige d’une main de fer, où Muo finira par s’installer en tant qu’interprète des rêves, et obtenir de sa nouvelle fonction de déconcertants résultats. Oui, bonimenteur et psychanalyste peuvent parfois cohabiter chez un seul homme. Car comme chacun sait, le charlatan est un roublard polymorphe (pcc Herr Freud).

Mais Muo devra aussi – et surtout ! – affronter le redoutable et passablement abject juge Di. Un adversaire bien trempé, dans le sang (au moins jusqu’à la ceinture) comme dans l’ignominie (au moins jusqu’à la gorge). Pour situer un tant soit peu le personnage, Muo découvrira le « côté artiste » du juge par le biais d’un modèle réduit d’avion trônant en évidence sur son bureau. Une réalisation laissant dans un premier temps, notre psychanalyste amateur passablement admiratif. Jusqu’à ce qu’il s’aperçoive que l’objet a été confectionnée avec les douilles des balles ayant servi à exécuter des condamnés aussi nombreux que les conquêtes de Don Giovanni listées par Leporello. Ambiance !

Mais Muo n’est pas au bout de ses peines avec ce juge impitoyable autant que corruptible. Nous sommes en Chine, ne l’oublions pas, et la corruption y est sport national autant que le conflit d’intérêts chez nous. Sauf que le juge Di n’est plus du tout intéressé par l’argent. Il en a tant ! C’est ballot, Muo était justement venu le voir avec une jolie mallette remplie de beaux dollars dans cette intention… L’espoir de faire libérer Volcan de la vieille lune s’évanouit donc. Ne voulant pas laisser notre protagoniste sur une déception, le juge Di lui propose un plan B. Ce qu’il souhaite par dessus tout posséder, cette authentique crapule de juge, c’est une vraie demoiselle. Si Muo lui procurait une vierge, il pourrait faire preuve de mansuétude envers sa protégée. L’incontournable obsession de la virginité chez les plus crapoteux individus remise ainsi sur le devant de la scène ! L’analogie avec Mao Tsé-toung, friand de chair fraîche de sexe féminin, apparaît ici flagrante.

Muo se mettra alors en quête de la perle rare, bien qu’il ait lui-même en matière de sexualité, à peu près l’expérience d’un bœuf. Muo a beau s’incarner en théoricien chevronné des trop humaines pulsions du bas-ventre, il a manifestement séché les séances de travaux pratiques. Avec ce grand écart, Dai Sijie nous montre qu’il éprouve un bel attrait pour le paradoxe. Il n’ignore pas que dans la vie, l’ironie est parfois féroce. Surtout à l’encontre des cœurs les plus purs. Et chaque nouvel écueil affronté par son protagoniste nous réjouit, tant il est vrai que l’infortune d’autrui stimule notre réceptivité au jubilatoire.

Avec ces tribulations d’un bien étrange chinois en Chine, Dai Sijie réinvente, ni plus ni moins, le voyage initiatique. Et c’est un pur régal que l’on peut compléter – ou pas – en grignotant quelques rouleaux de printemps. Après tout, c’est la saison, non ?

 

A bientôt pour d’autres suggestions.

Une version audio de cette incitation à lire « Le complexe de Di » est disponible en allant laisser traîner vos oreilles curieuses par ici (c’est à partir de 8′.08″), et c’est bien évidemment sur le « pot de caste » de Radio G ! 

 

1 commentaire sur « Des poches sous les yeux »

  1. Bonne idée que cette rubrique, cher Tonton.
    J’avais beaucoup aimé Balzac et la petite tailleuse chinoise. Je note donc ce Complexe pour l’ajouter à ceux que j’ai déjà. Celui de Portnoy, par exemple …

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