Des poches sous les yeux n°5

Commençons par une autrice suédoise dont j’ai déjà dit le plus grand bien, Maria Ernestam. C’était après avoir découvert son roman « Le peigne de Cléopâtre » (critique consultable sur ce site – Des poches sous les yeux n°3). Comme l’intrigue mêlant sujets graves et humour au vitriol m’avait plu, je me suis procuré d’autres titres. Notamment, « Les oreilles de Buster » dont je vais vous dire quelques mots. C’est son second roman, et il faut bien le dire, il décoiffe !

J’entends cependant déjà les questions qui fusent chez celles et ceux qui ne se précipitent pas sur un bouquin sans savoir un minimum sur son contenu :

Mais encore ? !… De quoi ça parle, Tonton ? Et d’abord, c’est qui ce « Buster ».

Buster est un chien. Une authentique saloperie de canidé. Un molosse furieux et méchant comme un dictateur russe, qui terrorise tout le quartier où vit Eva, la protagoniste de l’histoire…

Et comme les méchants sont – paraît-il – toujours punis, la maxime va s’appliquer à Buster qui cessera d’épouvanter le voisinage, quand Eva aura décidé de s’occuper de son cas. Un plan sacrément réfléchi pour la gamine qu’elle est alors. Le chien définitivement neutralisé, ses oreilles prélevées au cutter deviendront, non pas un trophée digne d’un torero au retour des arènes, mais le confident d’Eva. Aussi bizarre que cela puisse paraître. Et ça tombe plutôt bien parce que :

1) Eva a beaucoup de ressentiments à exprimer

2) Elle n’a hélas pas vraiment d’oreille complaisante à sa disposition

Hormis évidemment celles du chien dont elle a débarrassé le quartier…

Sans vous raconter la fin, il se trouve que l’épisode « Buster » a tout d’une mise en jambes. Le plan qu’elle aura tramé pour Buster lui servira de « brouillon » pour expliquer, sans précaution oratoire aucune, à un quinquagénaire aux mains baladeuses, qu’une adolescente de 14 ans ne peut, en aucun cas, être la cible de sa libido. La démonstration – sous forme de travaux pratiques – se fera pour le moins éloquente. On peut même parler de pédagogie « sur mesures »…

Mais, après le chien Buster, l’ami un peu trop pressant de ses parents ne constituera qu’un tour de chauffe. Ces deux expériences pour le moins radicales permettront à Eva d’affronter un adversaire autrement plus redoutable. Car le véritable enjeu, l’ennemi absolu, n’est autre que sa propre mère.

Une femme resplendissante autant qu’égocentrique qui traite Eva, sa fille unique, avec un mépris qui ferait pâlir d’envie une bonne bourgeoise de naguère s’adressant à une soubrette. Et de brimades intolérables en dénigrements assumés, de vexations quotidiennes en coups tordus injustifiés, la petite Eva parvient à cette conclusion sans appel : Si je dois survivre, il faut qu’elle, ma mère, disparaisse.

Le roman s’ouvre d’ailleurs sur cette phrase quelque peu dérangeante :

J’avais sept ans quand j’ai décidé de tuer ma mère. Et dix-sept ans quand j’ai finalement mis mon projet à exécution.

Au moins, Eva aura-t-elle pris le temps de la réflexion. Pour laisser une chance à sa mère ?

Comme si un individu versé dans l’ignominie pouvait s’amender. Prendre conscience du mal qu’il fait et « revoir sa copie ». Maria Ernestam semble partir du postulat qu’une fois qu’un tel pli est pris, il est impossible de revenir dessus. En lisant « Les oreilles de Buster », l’on ne peut s’empêcher de songer aux mécanismes implacables du harcèlement moral qui font tant de ravages. La réponse adaptée à ce type d’agression sans fin réside-t-elle dans l’assassinat ? J’aimerais penser que non. En raison d’un vieux reste de philanthropie sûrement…

Enfin, ce qui ne gâche rien, c’est que le roman de Maria Ernestam fourmille, comme d’habitude, de traits d’humour qui présentent le mérite de mieux faire avaler les passages les plus éprouvants.

Autre roman que je conseille sans réserve, « Les impatientes » de Djaïli Amadou Amal, une écrivaine camerounaise. Tu noteras, amie lectrice, ami lecteur, que je t’entraîne du nord au sud.

Là encore, il est question d’affrontement au cœur de la cellule familiale. Sauf que dans la classe aisée camerounaise où se déroule l’intrigue, la situation se fait encore plus complexe que dans un foyer suédois.

Tout simplement parce qu’un facteur sociétal vient brouiller les cartes. Un facteur qui n’est autre que la polygamie. Une pratique qui fait la part belle à la toute puissance masculine, sans se soucier du sort qui est réservé à la composante féminine du foyer. Djaïli Amadou Amal nous entraîne dans cette découverte « de l’intérieur » d’un foyer polygame, à travers les portraits de trois femmes. Des destins qui vont interagir dans une lutte de pouvoir sans merci dictée par les traditions. Notamment entre la première épouse – qui bénéficie d’une clause d’antériorité en quelque sorte – et la jeunette qui débarque dans sa maisonnée. Une nouvelle arrivée qui, hiérarchie ancestrale oblige, doit faire profil bas devant son ainée – et cela va sans dire devant son époux (mais ça, hein, vous vous y attendiez !) – tout en jouant ses propres cartes pour s’attirer les faveurs du mâle non plus dominant, mais clairement dominateur.

Je ne vous apprendrai rien en vous indiquant que ces mariages sont des mariages forcés ; la mariée n’ayant pas son mot à dire sur le choix qu’on lui impose. Il s’agit d’unir deux familles ; le bonheur des individus n’a pas droit de cité ici.

Et puis, de quoi se plaindrait-elle cette jeune ingrate, puisque le mari que sa propre famille lui a dégoté est un commerçant pété de thunes !… Aussi, à chaque nouveau séisme psychique ou physique enregistré par ces femmes dans leur vie de recluse, il y a toujours une bonne âme pour les inciter à la patience, la mère de toutes les vertus. Paraît-il ! D’où le titre du roman qui s’inscrit en contrepoint de cette litanie au goût bien amer : Patience, ma fille, patience !… ». Les pires bassesses, les plus immondes trahisons, sont ainsi appelées à être digérées par le seul recours à la patience. Avouez que ça ne coûte pas cher. Comme applaudir le personnel soignant à 20 heures, depuis son balcon, en période de pandémie…

Allez, pour vous donner un aperçu de cette patience à la sauce camerounaise qui est censé constituer l’alpha et l’omega des relations humaines, un petit proverbe de la culture peule :

La patience cuit la pierre.

Tout est dit, non ?

Et la version audio, alors ?… Eh bien, c’est évidemment grâce au « pot de caste » de Radio G ! que vous y accèderez. Rien de plus simple, il suffit de cliquer par ici. La chronique démarre à 5’03, mais rien ne vous empêche d’écouter l’émission dans son intégralité.

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